PAGE L'AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS _Guy de Maupassant_ 1 L'ONCLE SAMBUQ _Paul Arène_ 11 L'HISTOIRE LA PLUS DRÔLE _Jacques Normand_ 18 LA CHARGE DES MORTS _Henry de Forge_ 22 LE PETIT HOMME ROUGE _François de Nion_ 29 LA BATAILLE DE FRŒSCHWILLER _Ernest Daudet_ 34 LE MAUVAIS ZOUAVE _Alphonse Daudet_ 46 UN MARIAGE _Ernest Laut_ 51 POUR LE RUBAN _Montjoyeux_ 60 PAROLE D'HONNEUR _Jean du Rébrac_ 66 DIX CONTES MODERNES. L'AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS. PAR GUY DE MAUPASSANT. Depuis son entrée en France avec l'armée d'invasion, Walter Schnaffs se jugeait le plus malheureux des hommes. Il était gros, marchait avec peine, soufflait beaucoup et souffrait affreusement des pieds qu'il avait plats et fort gras. Il était en outre pacifique et bienveillant, nullement magnanime ou sanguinaire, père de quatre enfants qu'il adorait, et marié avec une jeune femme blonde, dont il regrettait désespérément les tendresses et les petits soins. Il aimait se lever tard et se coucher tôt, manger lentement de bonnes choses et boire de la bière dans les brasseries. Il songeait en outre que tout ce qui est doux dans l'existence disparaît avec la vie; et il gardait au cœur une haine épouvantable, instinctive et raisonnée en même temps, pour les canons, les fusils, les revolvers et les sabres, mais surtout pour les baïonnettes, se sentant incapable de manœuvrer assez vivement cette arme rapide pour défendre son gros ventre. Et quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roulé dans son manteau, à côté des camarades qui ronflaient, il pensait longuement aux siens laissés là-bas et aux dangers semés sur sa route. S'il était tué, que deviendraient les petits? Qui donc les nourrirait et les élèverait? A l'heure même, ils n'étaient pas riches, malgré les dettes qu'il avait contractées en partant pour leur laisser quelque argent. Et Walter Schnaffs pleurait quelquefois. Au commencement des batailles, il se sentait dans les jambes de telles faiblesses qu'il se serait laissé tomber, s'il n'avait songé que toute l'armée lui passerait sur le corps. Le sifflement des balles hérissait le poil sur sa peau. Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dans l'angoisse. Son corps d'armée s'avançait vers la Normandie; et il fut un jour envoyé en reconnaissance avec un faible détachement qui devait simplement explorer une partie du pays et se replier ensuite. Tout semblait calme dans la campagne et rien n'indiquait une résistance préparée. Or, les Prussiens descendaient avec tranquillité dans une petite vallée que coupaient des ravins profonds, quand une fusillade violente les arrêta net, jetant bas une vingtaine des leurs, et une troupe de francs-tireurs, sortant brusquement d'un petit bois grand comme la main, s'élança en avant, la baïonnette au fusil. Walter Schnaffs demeura d'abord immobile, tellement surpris et éperdu qu'il ne pensait même pas à fuir. Puis un désir fou de détaler le saisit; mais il songea aussi qu'il courait comme une tortue en comparaison des maigres Français qui arrivaient en bondissant comme un troupeau de chèvres. Alors, apercevant à six pas de lui un large fossé plein de broussailles couvertes de feuilles sèches, il y sauta à pieds joints, sans songer même à la profondeur, comme on saute d'un pont dans une rivière. Il passa, à la façon d'une flèche, à travers une couche épaisse de lianes et de ronces aiguës qui lui déchirèrent la face et les mains, et il tomba lourdement assis sur un lit de pierres. Levant aussitôt les yeux, il vit le ciel par le trou qu'il avait fait. Ce trou révélateur le pouvait dénoncer, et il se traîna avec précaution, à quatre pattes, au fond de cette ornière, sous le toit de branchages enlacés, allant le plus vite possible en s'éloignant du lieu du combat. Puis il s'arrêta et s'assit de nouveau, tapi comme un lièvre au milieu des hautes herbes sèches. Il entendit pendant quelque temps encore des détonations, des cris, et des plaintes. Puis les clameurs de la lutte s'affaiblirent, cessèrent. Tout redevint muet et calme. Soudain quelque chose remua contre lui. Il eut un sursaut épouvantable. C'était un petit oiseau qui, s'étant posé sur une branche, agitait des feuilles mortes. Pendant près d'une heure, le cœur de Walter Schnaffs en battit à grands coups pressés. La nuit venait, emplissant d'ombre le ravin. Et le soldat se mit à songer. Qu'allait-il faire? Qu'allait-il devenir? Rejoindre son armée?... Mais comment? Mais par où? Et il lui faudrait recommencer l'horrible vie d'angoisses, d'épouvantes, de fatigues et de souffrances qu'il menait depuis le commencement de la guerre! Non! Il ne se sentait plus ce courage! Il n'aurait plus l'énergie qu'il fallait pour supporter les marches et affronter les dangers de toutes les minutes. Mais que faire? Il ne pouvait rester dans ce ravin et s'y cacher jusqu'à la fin des hostilités. Non, certes. S'il n'avait pas fallu manger, cette perspective ne l'aurait pas trop atterré; mais il fallait manger, manger tous les jours. Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme, sur le territoire ennemi, loin de ceux qui pouvaient le défendre. Des frissons lui couraient sur la peau. Soudain il pensa: "Si seulement j'étais prisonnier!" Et son cœur frémit de désir, d'un désir violent, immodéré, d'être prisonnier des Français. Prisonnier! Il serait sauvé, nourri, logé, à l'abri des balles et des sabres, sans appréhension possible, dans une bonne prison bien gardée. Prisonnier! Quel rêve! Et sa résolution fut prise immédiatement: --Je vais me constituer prisonnier. Il se leva, résolu à exécuter ce projet sans tarder d'une minute. Mais il demeura immobile, assailli soudain par des réflexions fâcheuses et par des terreurs nouvelles. Où allait-il se constituer prisonnier? Comment? De quel côté? Et des images affreuses, des images de mort, se précipitèrent dans son âme. Il allait courir des dangers terribles en s'aventurant seul, avec son casque à pointe, par la campagne. S'il rencontrait des paysans? Ces paysans, voyant un Prussien perdu, un Prussien sans défense, le tueraient comme un chien errant! Ils le massacreraient avec leurs fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs pelles! Ils en feraient une bouillie, une pâtée, avec l'acharnement des vaincus exaspérés. S'il rencontrait des francs-tireurs? Ces francs-tireurs, des enragés, sans loi ni discipline, le fusilleraient pour s'amuser, pour passer une heure, histoire de rire en voyant sa tête. Et il se croyait déjà appuyé contre un mur en face de douze canons de fusil, dont les petits trous ronds et noirs semblaient le regarder. S'il rencontrait l'armée française elle-même? Les hommes d'avant-garde le prendraient pour un éclaireur, pour quelque hardi et malin troupier parti seul en reconnaissance, et ils lui tireraient dessus. Et il entendait déjà les détonations irrégulières des soldats, couchés dans les broussailles, tandis que lui, debout au milieu d'un champ, s'affaissait, troué comme une écumoire par les balles qu'il sentait entrer dans sa chair. Il se rassit, désespéré. Sa situation lui paraissait sans issue. La nuit était tout à fait venue, la nuit froide et noire. Il ne bougeait plus, tressaillant à tous les bruits inconnus et légers qui passent dans les ténèbres. Un lapin tapant au bord d'un terrier, faillit faire s'enfuir Walter Schnaffs. Les cris des chouettes lui déchiraient l'âme, le traversant de peurs soudaines, douloureuses comme des blessures. Il écarquillait ses gros yeux pour tâcher de voir dans l'ombre; et il s'imaginait à tout moment entendre marcher près de lui. Après d'interminables heures et des angoisses de damné, il aperçut, à travers son plafond de branchages, le ciel qui devenait clair. Alors, un soulagement immense le pénétra; ses membres se détendirent, reposés soudain; son cœur s'apaisa; ses yeux se fermèrent. Il s'endormit. Quand il se réveilla, le soleil lui parut arrivé à peu près au milieu du ciel; il devait être midi. Aucun bruit ne troublait la paix morne des champs; et Walter Schnaffs s'aperçut qu'il était atteint d'une faim aiguë. Il bâillait, la bouche humide, à la pensée du saucisson, du bon saucisson des soldats; et son estomac lui faisait mal. Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes étaient faibles, et se rassit pour réfléchir. Pendant deux ou trois heures encore, il établit le pour et le contre, changeant à tout moment de résolution, combattu, malheureux, tiraillé par les raisons contraires. Une idée lui parut enfin logique et pratique, c'était de guetter le passage d'un villageois seul, sans armes, et sans outils de travail dangereux, de courir au-devant de lui et de se remettre en ses mains en lui faisant bien comprendre qu'il se rendait. Alors il ôta son casque, dont la pointe le pouvait trahir, et il sortit sa tête au bord de son trou, avec des précautions infinies. Aucun être isolé ne se montrait à l'horizon. Là-bas, à droite, un petit village envoyait au ciel la fumée de ses toits, la fumée des cuisines! Là-bas, à gauche, il apercevait, au bout des arbres d'une avenue, un grand château flanqué de tourelles. Il attendit ainsi jusqu'au soir, souffrant affreusement, ne voyant rien que des vols de corbeaux, n'entendant rien que les plaintes sourdes de ses entrailles. Et la nuit encore tomba sur lui. Il s'allongea au fond de sa retraite et il s'endormit d'un sommeil fiévreux, hanté de cauchemars, d'un sommeil d'homme affamé. L'aurore de nouveau se leva sur sa tête. Il se remit en observation. Mais la campagne restait vide comme la veille; et une peur nouvelle entrait dans l'esprit de Walter Schnaffs, la peur de mourir de faim! Il se voyait étendu au fond de son trou, sur le dos, les yeux fermés. Puis des bêtes, des petites bêtes de toute sorte s'approchaient de son cadavre et se mettaient à le manger, l'attaquant partout à la fois, se glissant sous ses vêtements pour mordre sa peau froide. Et un grand corbeau lui piquait les yeux de son bec effilé. Alors, il devint fou, s'imaginant qu'il allait s'évanouir de faiblesse et ne plus pouvoir marcher. Et déjà, il s'apprêtait à s'élancer vers le village, résolu à tout oser, à tout braver, quand il aperçut trois paysans qui s'en allaient aux champs avec leurs fourches sur l'épaule, et il replongea dans sa cachette. Mais, dès que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement du fossé, et se mit en route, courbé, craintif, le cœur battant, vers le château lointain, préférant entrer là-dedans plutôt qu'au village qui lui semblait redoutable comme une tanière pleine de tigres. Les fenêtres d'en bas brillaient. Une d'elles était même ouverte; et une forte odeur de viande cuite s'en échappait, une odeur qui pénètre brusquement dans le nez et jusqu'au fond du ventre de Walter Schnaffs, qui le crispa, le fit haleter, l'attirant irrésistiblement, lui jetant au cœur une audace désespérée. Et brusquement, sans réfléchir, il apparut, casqué, dans le cadre de la fenêtre. Huit domestiques dînaient autour d'une grande table. Mais soudain une bonne demeure béante, laissant tomber son verre, les yeux fixes. Tous les regards suivirent le sien! On aperçut l'ennemi! Seigneur! les Prussiens attaquaient le château!... Ce fut d'abord un cri, un seul cri, fait de huit cris poussés sur huit tons différents, un cri d'épouvante horrible, puis une levée tumultueuse, une bousculade, une mêlée, une fuite éperdue vers la porte du fond. Les chaises tombaient, les hommes renversaient les femmes et passaient dessus. En deux secondes, la pièce fut vide, abandonnée, avec la table couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stupéfait, toujours debout dans sa fenêtre. Après quelques instants d'hésitation, il enjamba le mur d'appui et s'avança vers les assiettes. Sa faim exaspérée le faisait trembler comme un fiévreux; mais une terreur le retenait, le paralysait encore. Il écouta. Toute la maison semblait frémir; des portes se fermaient, des pas rapides couraient sur le plancher du dessus. Le Prussien inquiet tendait l'oreille à ces confuses rumeurs; puis il entendit des bruits sourds comme si des corps fussent tombés dans la terre molle, au pied des murs, des corps humains sautant du premier étage. Puis tout mouvement, toute agitation cessèrent, et le grand château devint silencieux comme un tombeau. Walter Schnaffs s'assit devant une assiette restée intacte, et il se mit à manger. Il mangeait par grandes bouchées comme s'il eût craint d'être interrompu trop tôt, de n'en pouvoir engloutir assez. Il jetait à deux mains les morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe; et des paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans l'estomac, gonflant sa gorge en passant. Parfois, il s'interrompait, prêt à crever à la façon d'un tuyau trop plein. Il prenait alors la cruche au cidre et se déblayait l'œsophage comme on lave un conduit bouché. Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les bouteilles; puis, soûl de liquide et de mangeaille, abruti, rouge, secoué par des hoquets, l'esprit troublé et la bouche grasse, il déboutonna son uniforme pour souffler, incapable d'ailleurs de faire un pas. Ses yeux se fermaient, ses idées s'engourdissaient; il posa son front pesant dans ses bras croisés sur la table, et il perdit doucement la notion des choses et des faits. * * * * * Le dernier croissant éclairait vaguement l'horizon au-dessus des arbres du parc. C'était l'heure froide qui précède le jour. Des ombres glissaient dans les fourrés, nombreuses et muettes; et parfois un rayon de lune faisait reluire dans l'ombre une pointe d'acier. Le château tranquille dressait sa grande silhouette noire. Deux fenêtres seules brillaient encore au rez-de-chaussée. Soudain, une voix tonnante hurla: --En avant! nom d'un nom! à l'assaut! mes enfants! Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitres s'enfoncèrent sous un flot d'hommes qui s'élança, brisa, creva tout, envahit la maison. En un instant cinquante soldats armés jusqu'aux cheveux, bondirent dans la cuisine où reposait pacifiquement Walter Schnaffs, et lui posant sur la poitrine cinquante fusils chargés, le culbutèrent, le roulèrent, le saisirent, le lièrent des pieds à la tête. Il haletait d'ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu, crossé, et fou de peur. Et tout d'un coup, un gros militaire chamarré d'or lui planta son pied sur le ventre en vociférant: --Vous êtes mon prisonnier, rendez-vous! Le Prussien n'entendit que ce seul mot "prisonnier," et il gémit: "_Ya, ya, ya_." Il fut relevé, ficelé sur une chaise, et examiné avec une vive curiosité par ses vainqueurs, qui soufflaient comme des baleines. Plusieurs s'assirent, n'en pouvant plus d'émotion et de fatigue. Il souriait, lui, il souriait maintenant, sûr d'être enfin prisonnier! Un autre officier entra et prononça: --Mon colonel, les ennemis se sont enfuis; plusieurs semblent avoir été blessés. Nous restons maîtres de la place. Le gros militaire qui s'essuyait le front vociféra: "Victoire!" Et il écrivit sur un petit agenda de commerce tiré de sa poche: "Après une lutte acharnée, les Prussiens ont dû battre en retraite, emportant leurs morts et leurs blessés, qu'on évalue à cinquante hommes hors de combat. Plusieurs sont restés entre nos mains." Le jeune officier reprit: --Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel? Le colonel répondit: --Nous allons nous replier pour éviter un retour offensif avec de l'artillerie et des forces supérieures. Et il donna l'ordre de repartir. La colonne se reforma dans l'ombre, sous les murs du château, et se mit en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffs garroté, tenu par six guerriers, le revolver au poing. Des reconnaissances furent envoyées pour éclairer la route. On avançait avec prudence, faisant halte de temps en temps. Au jour levant, on arrivait à la sous-préfecture de La Roche-Oysel, dont la garde nationale avait accompli ce fait d'armes. La population anxieuse et surexcitée attendait. Quand on aperçut le casque du prisonnier, des clameurs formidables éclatèrent. Les femmes levaient les bras; des vieilles pleuraient; un aïeul lança sa béquille au Prussien et blessa le nez d'un de ses gardiens. Le colonel hurlait: --Veillez à la sûreté du captif! On parvint enfin à la maison de ville. La prison fut ouverte, et Walter Schnaffs jeté dedans, libre de liens. Deux cents hommes en armes montèrent la garde autour du bâtiment. Alors, malgré des symptômes d'indigestion qui le tourmentaient depuis quelque temps, le Prussien, fou de joie, se mit à danser éperdument en levant les bras et les jambes, à danser en poussant des rires frénétiques, jusqu'au moment où il tomba, épuisé au pied d'un mur. Il était prisonnier! Sauvé! * * * * * C'est ainsi que le château de Champignet fut repris à l'ennemi après six heures seulement d'occupation. Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire à la tête des gardes nationaux de La Roche-Oysel, fut décoré. L'ONCLE SAMBUQ. PAR PAUL ARÈNE. A force de raconter l'histoire de l'oncle Sambuq et d'escompter son héritage, le bon Trophime Cogolin, plus connu aux alentours du fort Saint-Jean sous le nom de Patron Tréfume, avait fini par y croire. La vérité est que ce Pierre Sambuq, un assez méchant drôle, le désespoir de sa famille, s'était embarqué mousse vers 1848 à bord d'un trois-mâts américain, et que, depuis, on manquait totalement de nouvelles. Mais une vérité aussi simple semblait un peu trop simple pour nos Marseillais compatriotes du capitaine Pamphile: leur imagination se chargea de l'embellir. Certain jour, Patron Tréfume ayant renouvelé connaissance avec un matelot qui, précisément, revenait de naviguer aux États-Unis, eut l'idée de lui offrir un verre de mastic passé en contrebande. Il l'interrogea sur le cas de Pierre Sambuq; et le matelot, par politesse, dans le dessein de faire plaisir à Patron Tréfume et à sa femme, raconta avoir, en effet, rencontré plusieurs fois sur les quais de New-York un particulier, extraordinairement riche, et qui ressemblait au Sambuq disparu comme une goutte d'eau à une autre goutte d'eau. Il n'en fallut pas davantage pour établir la légende. D'abord ce particulier ne ressemblait pas seulement au Pierre Sambuq disparu, c'était bel et bien le Sambuq véritable. Reconnu par le matelot: --Embrasse bien tout le monde là-bas, à la Tourette. Dis-leur de ne pas s'inquiéter et qu'ils patientent. Je n'ai pas oublié les miens, ils ne perdront rien pour attendre!... Puis il avait confié au matelot une boîte de riches présents que celui-ci malheureusement venait de perdre dans un naufrage. Au commencement l'oncle Sambuq était simplement très riche; après deux ou trois ans il posséda je ne sais combien de millions, des plantations, des esclaves, des mines d'or, des puits à pétrole, en un mot tout ce qu'un oncle d'Amérique doit posséder. Les Tréfume étaient devenus un objet d'envie pour le quartier; et les voisins ne parlaient plus que de l'oncle Sambuq, le soir, sur le pas des portes, dans les quatre ou cinq rues étroites et raides où cascade un ruisseau pavé qui part de la place de Lenche et va roulant jusqu'au vieux port dont on aperçoit les bouts de mâts au bas de la pente, des tomates et des pelures d'oranges. Les Tréfume, eux, patientaient: --Il peut vivre, le pauvre! aussi longtemps que Dieu voudra; ce n'est pas nous qui le presserons.... Seulement, à Endoume, sur le mur de leur cabanon dont la porte, unique ouverture, regarde la mer et le soleil entre deux roches calcinées, ils avaient fait peindre par un cousin décorateur du Grand-Théâtre une sorte de palais féerique mêlant en un invraisemblable fouillis la vision de l'Alhambra et de Venise, avec des minarets, des coupoles, des jardins suspendus, des embarcadères à balustres, un pont des Soupirs, un pavillon sur l'eau, et qui était censée représenter le cabanon tel qu'on le reconstruirait, à la même place, après l'héritage. Et ces braves gens vivaient heureux, se croyant riches, l'étant presque; tant le réel et la chimère se confondent aisément dans certains cerveaux ingénus. Mais voilà qu'au moment où personne ne s'y attendait, une lettre arrive de New-York, portant le timbre de l'ambassade. Patron Tréfume la promena tout le jour sur lui, pour la montrer aux amis, mais sans oser rompre le cachet. Le soir seulement de ses doigts qui tremblaient, il se décida à l'ouvrir solennellement, en famille. Cette lettre que vous auriez pu croire, d'après le poids, bourrée de billets de banque, contenait seulement, papier laconique, l'acte de décès de Pierre Sambuq. --Alors il est mort?... dit la femme. --Eh! oui qu'il est mort, pecaïre! puisque l'ambassadeur l'écrit. Il se fit un silence; et, quoiqu'on n'eût guère jamais connu cet oncle Sambuq, en se forçant un peu, on arriva à le pleurer. La femme reprit: --Quoique ça, ton ambassadeur, il ne parle pas de l'héritage. --Tu voudrais peut-être qu'il nous en parle tout de suite, de but en blanc, comme s'il nous croyait affamés.... Ce ne serait pas convenable. Nous n'avons qu'à attendre. Il va nous écrire une autre lettre au premier jour. Malheureusement l'ambassadeur, sans doute par négligence, n'écrivit pas d'autre lettre; et remplaçant les tranquilles rêves dont ils se berçaient autrefois, une fièvre, la fièvre de l'or, s'empara des malheureux Tréfume. Ils rêvaient des millions de l'oncle Sambuq. L'existence en était troublée. Et même au cabanon, les dimanches, le soleil leur semblait sans flamme, l'aïoli sans saveur et la bouillabaisse sans parfum. Si bien qu'un matin le patron déclara que décidément il voulait faire le voyage. --Je peux bien m'absenter un mois ou deux. L'aîné, pendant ce temps, mènera la barque. Mille francs ne sont pas la mort d'un homme; et je sens que je tomberais malade si je n'allais pas voir un peu de quoi il retourne à ce New-York! Tout le monde approuva. D'ailleurs qu'on approuvât ou non, la chose importait peu à Patron Tréfume. Quand Patron Tréfume avait une idée dans la tête, il ne l'avait pas ailleurs, comme on dit. Il fallait s'embarquer au Havre; ce qui mit Patron Tréfume de méchante humeur, car il considéra comme volé l'argent du trajet en chemin de fer. Mais la vue de la mer le rasséréna, bien qu'il trouvât la Manche un peu verte et qu'il ne s'expliquât pas très exactement à quoi pouvait servir cette invention des marées. Par exemple, le transatlantique énorme et luisant de partout, avec son peuple peu bruyant de marins et de passagers, l'or de ses salons, l'acier de sa machine, le plongea dès le premier moment dans une admiration presque religieuse. De huit jours il ne parla pas, rôdant d'un bout du pont à l'autre, et s'accoudant parfois au bordage pour s'étonner, par comparaison, de l'énorme hauteur des vagues. La parole ne lui revint, avec la conscience de ce qu'il allait chercher à New-York, que vers la fin de la traversée. Alors, il s'inquiéta sérieusement et voulut conter son affaire--l'héritage de l'oncle Sambuq--au sous-commissaire, un compatriote qui lui inspirait confiance. Mais celui-ci, pressé comme l'est toujours un sous-commissaire la veille des débarquements, se débarrassa du bonhomme en lui conseillant de s'adresser à deux grands escogriffes roux, d'aspect américain, qui se promenaient toujours seuls. --Ces messieurs vous renseigneront mieux que moi, ils connaissent New-York comme leur poche. Ravi de connaître des gens qui connaissaient si bien New-York, Patron Tréfume s'attache dès lors à leurs pas, les poursuivant partout: à l'arrière, sur le promenoir, dans l'étroit couloir des cabines, et cherchant un moyen de lier conversation avec eux. Ceux-ci n'avaient pas l'air de se prêter à ses avances. Et chaque fois que Patron Tréfume s'approchait, chapeau à la main: --Bien le bonjour, pardon, excuse! Ce serait pour savoir si par hasard... Ils lui tournaient le dos vivement, avec un gloussement irrité et vague qui avait l'air d'être de l'anglais. --Pour ne pas être avenants, ils ne sont pas avenants! soupirait Tréfume. Mais il se consolait en songeant que chaque peuple a ses usages. Cependant, les deux soi-disant Américains, intrigués par les allures de cet homme au parler bizarre, interrogèrent à leur tour le sous-commissaire, lequel, de plus en plus pressé, mais toujours farceur, répondit: --Vous savez qu'il y a eu à Paris un vol considérable? Eh bien! je parierais que cet homme n'est autre qu'Ernest, notre plus célèbre détective, qui, sur la piste des voleurs et pour détourner les soupçons, se sera déguisé en Marseillais. Sur quoi, s'étant entre-regardés, les deux Américains descendirent s'enfermer dans leur cabine d'où ils ne sortirent plus, même lorsque le bateau, arrivant en vue de New-York, tout le monde monta sur le pont pour admirer le panorama de la rade. Au débarquement, le bon Tréfume les chercha en vain; ils avaient dû, dans le brouhaha de la descente, trouver l'occasion de se faufiler incognito. --L'ambassade, monsieur! Pourriez-vous m'indiquer le chemin de l'ambassade?... C'était Patron Tréfume qui, égaré depuis le matin dans un échiquier d'avenues et de rues se ressemblant, toutes impitoyablement numérotées, essayait pour la millième fois d'obtenir un renseignement. Mais allez donc vous faire entendre dans une ville de sauvages où tout le monde parle anglais! Et fourbu, accablé d'ennuis, il songeait avec mélancolie que l'oncle Sambuq, pour arranger les choses, aurait bien fait d'aller mourir ailleurs. Tout à coup, qui aperçoit-il? Un des Américains du paquebot. Oh! c'est bien lui, quoiqu'il ait changé de vêtements et qu'il se soit fait couper les cheveux et la barbe. --Monsieur! monsieur!... L'autre entend et file. Mais cette fois il n'échappera pas. Patron Tréfume s'accroche à lui comme à une suprême espérance. L'Américain a les jambes longues, mais Tréfume les a solides. --Eh quoi! ce gaillard-là, qui connaît New-York comme sa poche, ne me rendrait pas le service de me dire où il faut aller?... L'Américain a beau fuir, raser les murs, contourner les angles des rues, Patron Tréfume, courant toujours, ne se laisse pas distancer d'une semelle. Enfin, harassé, n'en pouvant plus, l'homme se réfugie dans un bar. Patron Tréfume l'a suivi: --Bien le bonjour, pardon, excuse; ce serait pour savoir si par hasard... L'Américain est devenu tout pâle. --Chut! dit-il à Tréfume en excellent français; pas de bruit, de scandale inutile; asseyons-nous là dans ce coin. --Voilà qui va bien! pense Tréfume. Mais l'Américain continue: --Je sais pourquoi vous venez à New-York; êtes-vous homme à nous entendre? --Pourquoi pas? répond Tréfume, qui croit qu'il s'agit de l'héritage; on peut toujours s'entendre entre braves gens. --Braves gens ou non, voici dans ce portefeuille cinquante mille francs en bank-notes. Si vous voulez, ils sont à vous, avec une somme égale qu'un inconnu vous remettra au moment du départ, quand la _Bretagne_ lèvera l'ancre. Car la _Bretagne_ part ce soir, et vous partirez avec elle. Est-ce dit? --C'est dit! --Maintenant, topez là, nous ne nous sommes jamais vus. Patron Tréfume faisait d'inutiles efforts pour comprendre. Il accepta pourtant: cent mille francs, c'est une somme; et puis il commençait à en avoir assez de leur New-York. Les conventions furent des deux côtés loyalement tenues. Et voilà comment, ayant eu la chance d'être pris pour un mouchard, Patron Tréfume se trouva héritier de l'oncle Sambuq, mort insolvable à l'hôpital. Patron Tréfume, d'ailleurs, n'a pas encore bien compris, mais ce détail ne le trouble guère. Il déclare même volontiers, aux heures de Bourse, quand, ayant passé la redingote, il va siroter sa demi-tasse au Café Turc, qu'en fait d'affaires rondement menées, ces Américains sont décidément le premier des peuples. L'HISTOIRE LA PLUS DROLE. PAR JACQUES NORMAND. L'histoire la plus drôle de ma vie, m'écrit l'aimable poète? Vous m'embarrassez beaucoup, mon cher confrère. D'abord ai-je eu des histoires vraiment drôles, et parmi ces histoires vraiment drôles quelle est la plus drôle? Enfin, en remontant le fleuve des souvenirs, j'en retrouve une... que je vous donne telle quelle, sans fioritures, pour ce qu'elle vaut. C'était en 1872, après la guerre. J'avais pris part au siège de Paris comme simple moblot. J'avais vingt-deux ans à peine, un mètre quatre-vingts de taille, une santé robuste, malgré les fatigues du siège, et une belle barbe qui s'étalait en deux longues pointes sur ma poitrine et dont j'étais très fier. Bref un homme fait et solide. En bon patriote... que je suis toujours (je vous avoue être très vieux jeu!) j'avais souffert profondément des malheurs du pays. J'avais été humilié non seulement de la supériorité militaire, mais... comment dirais-je?... de la supériorité scolaire de nos ennemis. Beaucoup d'Allemands parlaient le français, et fort bien, tandis que nous!... Comme première revanche je voulus apprendre l'allemand. Au collège j'avais pioché l'anglais et après quelques courts séjours en Angleterre je le parlais passablement; mais je ne savais pas un traître mot de la langue de Schiller et de Gœthe. Je me mis courageusement à étudier la méthode Ollendorff qui, soit dit en passant, et sans vouloir faire de réclame à mon ami Ollendorff, est une excellente méthode; je pris des leçons d'un non moins excellent professeur, le Dr Karpelès, recommandé par le même Ollendorff. Au bout de six mois je commençais à me débrouiller. Mais un séjour dans le pays était indispensable. Or, aller en Allemagne aussitôt après la guerre... cela me serrait le cœur. Il le fallait cependant. Je choisis un pays pas trop allemand, récemment annexé: le Hanovre. On y parle d'ailleurs l'allemand le plus pur. L'ami d'un ami de mes parents avait écrit à son correspondant de là-bas pour lui demander l'adresse d'une pension de jeunes gens. On avait indiqué le Dr Davisson dans la ville de Hanovre même. Nourriture excellente; instruction soignée; une vingtaine d'élèves, pas plus.... En route pour la pension Davisson! Par une jolie matinée de juillet, je sonnais à la porte du docteur. Je fus assez étonné, quand, cette porte ouverte, je me trouvai dans une cour où quelques jeunes garçons, dont l'âge pouvait varier entre huit ans au moins et quatorze au plus, jouaient aux billes, à la toupie, au ballon et à d'autres jeux plutôt enfantins. Le Dr Davisson accourait. C'était un petit vieillard rasé, maigre, pétulant, à lunettes, à favoris gris, à toque de velours, un échappé des contes d'Hoffmann. Je me nommai. Il eut un mouvement de surprise, me regarda de haut en bas, de bas en haut, avec ma haute stature, ma grande barbe, mon aspect de gaillard ayant fait campagne. --Ah! ah! c'est vous... vous êtes l'élève qui m'a été recommandé par M. X....? Pendant ce temps les jeunes garçons, intrigués, avaient cessé leurs jeux et m'entouraient curieusement. Je me faisais un peu l'impression de Gulliver à Lilliput. --Oui, c'est moi, _Herr Doctor_: mes bagages sont dans la voiture... et... Le docteur prit courageusement son parti et avec un geste circulaire: "Mais c'est une pension de petits garçons, ici! M. X...., en m'écrivant, a négligé de me dire votre âge. Il a dit seulement: un jeune Français.... J'ai cru que vous aviez dans les douze ans!" J'étais fort embarrassé! La perspective de rester au milieu de tous ces gamins me souriait peu, mais, d'un autre côté, l'air brave homme du docteur me séduisait. Et puis, que ferais-je tout seul dans cette ville où je ne connaissais personne; dans ce pays qui était l'ennemi, et plus encore, le vainqueur du mien? --Voulez-vous tout de même de moi? dis-je au docteur. Et j'ajoutai en riant: "Je vous promets d'être bien sage." Il dit lui-même en me tendant la main: "Essayons!..." * * * * * Je suis resté deux mois chez le Dr Davisson. J'étais la "grande classe." J'étais admiré et envié par mes jeunes camarades anglais, américains ou allemands. Pendant les études, j'étais seul sur le premier banc, devant le professeur. Ce banc était trop bas pour mes grandes jambes et me les sciait à mi-cuisse. J'étais obligé de me tenir de côté. Un peu trop court le lit que j'occupais dans une chambre à part. (J'avais évité le dortoir.) Mais stoïque, j'avais voulu pour ne pas donner le mauvais exemple, me soumettre autant que possible à la règle de la maison. On m'avait seulement dispensé de jouer aux billes pendant les récréations et aussi de l'"allumage de la pipe." Cet allumage consistait en ceci. Quand un élève était premier, il avait l'honneur d'allumer la pipe, la grosse pipe en porcelaine, la _Pfeife_ du docteur. J'ai été plusieurs fois premier: mais, en ce cas, c'était le second qui allumait la pipe. M. Davisson était un brave homme qui demeurait très attaché à la dynastie et détestait les Prussiens. Il m'en disait le plus grand mal. C'était toujours ça! Quant à mes progrès, ils furent considérables. J'étais récompensé de mon courage. Au bout de deux mois, je parlais très convenablement l'allemand. Seulement, il y a vingt-six ans de cela, et je l'ai pas mal oublié. Si je veux retrouver ce que j'ai perdu, il me faudra retourner à Hanovre et me remettre en pension! J'y réfléchirai. LA CHARGE DES MORTS. PAR HENRY DE FORGE. I. Comme le soir tombait sur la bataille encore indécise laissant l'armée russe en une position vraiment critique, le général prince Rouknine, qui commandait l'aile gauche, se sentant tourné par l'ennemi, donna aux quelques Cosaques qui lui restaient l'ordre de charger. Il ne s'agissait de rien moins que de déloger deux mille Turcs fortement établis dans le village de Karkow avec des batteries d'artillerie; il fallait absolument que les Russes pussent les chasser de là, s'ils ne voulaient pas se trouver enveloppés.... Cela était nécessaire pour que l'issue du combat changeât et que la marche en avant sur Plewna pût être continuée. Mais la tentative était d'autant plus difficile que les soldats qui occupaient Karkow faisaient tous partie de la garde particulière du Sultan, et c'étaient de grands diables d'hommes de six pieds de haut, qui ne s'étonnaient de rien, n'avaient peur de rien et avaient pour principe de ne jamais laisser un ennemi à terre sans lui tracer dans le dos, à coups de poignard, le croissant rouge de Mahomet. Le prince Rouknine savait cela. Aussi, lorsqu'il se décida à envoyer contre eux ses cinq cents derniers Cosaques, tout ce qui lui restait de son fameux régiment de l'Oural, il comprit qu'il les envoyait à la mort et que pas un ne reviendrait.... Il fit appeler leur capitaine, un beau blond avec des yeux très bleus, qui se nommait Serge Frithiof et qui n'avait pas plus de vingt-cinq ans. Froidement il lui dit: --Monsieur, vous allez avoir l'honneur de charger. Vous lancerez vos chevaux à toute vitesse sur le village de Karkow, que l'infanterie ennemie occupe en ce moment. Si vous arrivez à enlever la position, la trouée sera faite et notre armée sera sauvée. Mais vous vous battrez dans la proportion de un contre quatre et c'est pour la plupart d'entre vous la mort certaine. Si Karkow est repris et si le passage est libre grâce à vous, vous ferez résonner la cloche de l'église, et je serai prévenu. Si aucun son ne tinte dans les airs, c'est que l'armée russe doit succomber et que pas un de vous ne sera vivant. Le capitaine abaissa lentement son sabre en signe d'acquiescement. C'était un rude soldat que ce Serge Frithiof, malgré son regard doux comme un regard de femme. Puis, à mi-voix, il murmura ces simples mots: --La cloche sonnera! II. Les boulets pleuvaient tout autour des Cosaques, dont les chevaux se cabraient furieux, l'écume aux dents. Serge Frithiof leva le bras. Une clameur sauvage retentit, et la masse sombre des cavaliers s'ébranla au grand galop pour traverser le ravin de Karkow. Ils étaient effrayants, ces géants courbés sur leurs selles, la lance en avant; selon les ordres du capitaine, ils avaient tout de suite cessé leurs cris rauques et l'on n'entendait plus que le bruit sourd et formidable du galop des chevaux. Quand les soldats de la Garde turque virent arriver cet ouragan, les plus hardis d'entre eux, ceux-là qui ignoraient même qu'on pût trembler, eurent un frisson. Le choc fut épouvantable. Chaque coup de sabre tranchait une tête, chaque coup de fusil abattait son homme. Et il y avait des ruisseaux de sang le long des maisons. Mais les Cosaques étaient décimés. Sentant, néanmoins, ses troupes ébranlées, le général turc leur fit effectuer un mouvement en arrière qui dégageait le village; puis, confiant dans la supériorité du nombre, il leur fit prendre position à un kilomètre de là, près d'une ferme abandonnée, d'où l'artillerie pourrait tirer. Karkow était pris, mais la trouée n'était pas faite! Serge Frithiof blêmit de rage: il aurait voulu être tué, vraiment, et voilà que la mort l'épargnait. --L'armée peut être sauvée par vous! avait dit le général prince Rouknine. Coûte que coûte, il fallait donc continuer cette charge folle qui venait de faire reculer l'ennemi; mais comment, puisque l'escadron était réduit à quelques cavaliers?... Le capitaine rassembla ses Cosaques sur la grande place de Karkow et les compta. Ils étaient soixante à peine. Plus de quatre cents cadavres jonchaient les rues du village, à côté des cadavres turcs. Les chevaux, sans cavaliers, erraient par troupes, docilement. Peu d'entre eux avaient été touchés, car toutes les balles, bien dirigées, avaient frappé les hommes en pleine poitrine. Et il n'y avait que des morts à terre, les soldats du Sultan n'ayant pas oublié le croissant sanglant de Mahomet. Le soir tombait; des lueurs roses éclairaient doucement l'horrible spectacle, des lueurs qui se mouraient sur le champ de bataille qui allait être un champ de déroute. Serge restait silencieux, très sombre. Il avait au cœur une colère folle, un désespoir d'être là, impuissant contre un ennemi qu'il avait vaincu cependant. Soudain, une pensée traversa son cerveau, une pensée fantastique. Il passa la main sur son front, comme s'il voulait en chasser un cauchemar. Ses yeux très bleus avaient un reflet singulier, et tout bas il murmura: --Nous allons continuer la charge! Se tournant vers ses hommes, il ajouta: --Vous irez ramasser tous les morts qui sont tombés dans le village et vous arrêterez les chevaux errants, puis vous remettrez en selle les corps, solidement attachés sur les chevaux avec la courroie des lances. Un frisson parcourut les rangs. Que voulait le capitaine? Il devenait fou! Mettre en selle des cadavres, profaner le repos des soldats tués à l'ennemi! Il y eut un moment d'hésitation. --Faites! répéta l'officier froidement. Les Cosaques obéirent. Il leur fut facile de ramener les chevaux qui se groupaient ensemble, par habitude, et d'une main vigoureuse ils soulevèrent les cadavres sanglants pour les dresser sur les étriers. La scène était terrible, et ces hommes qui, tout à l'heure, avaient montré tant de courage, devenaient blêmes en accomplissant l'affreuse besogne. --A cheval, vous autres! cria Serge Frithiof, une fois qu'il eut vu reformé son ancien escadron, un escadron de soldats qui ne vivaient plus. Les soixante Cosaques, les mains rouges de sang, vinrent reprendre leur place, en tête des rangs. --Nous allons charger une seconde fois! dit le capitaine. --Y penses-tu, petit père? fit l'un des Cosaques; avec de pareils cavaliers! Partons en tête, répondit l'officier; leurs chevaux suivront les nôtres! III. L'escadron s'ébranla, et, sur le chemin en pente qui descendait de Karkow vers la ferme où était l'ennemi, la charge recommença. Les Turcs, qui avaient vu tomber sous leurs coups la plupart des soldats russes, se croyaient tranquilles maintenant, et ils furent étrangement surpris lorsqu'ils entendirent à nouveau le bruit de cette chevauchée qui approchait. Au cri d'alarme des sentinelles, ils se déployèrent en bataille et firent feu sur toute la ligne. Quarante Cosaques roulèrent à terre: c'étaient ceux des premiers rangs, ceux qui vivaient! Pendant ce temps, les autres continuaient de charger, invulnérables! Le capitaine Serge brandissait son sabre au-dessus des têtes, et les chevaux, emballés maintenant, galopaient avec une effroyable vitesse. Les soldats turcs ne concevaient point ce qui se passait. D'où pouvait venir cet escadron? Quels étaient ces démons qui recevaient les balles sans broncher, courbés très bas sur leurs selles, sans une parole, sans un cri? En cette nuit tombante, cette charge était comme une course des légendes héroïques; on ne distinguait pas le nombre des chevaux, et l'on pouvait croire que c'était toute la cavalerie russe, toute une armée fantôme qui arrivait! Les premiers rangs d'infanterie fléchirent, les autres ne tardèrent pas à reculer, et, comprenant tout à coup, se rendant compte, les Turcs abandonnèrent leurs armes en s'enfuyant. Ce fut alors une épouvantable débâcle. La position était enlevée, et le passage devenait libre enfin. Serge Frithiof, qui avait été encore épargné par les balles, se retourna et vit que son escadron était là, presque entier, dans son ordre habituel, tant les chevaux étaient dociles; les rudes bêtes s'étaient toutes arrêtées derrière lui, quand il avait crié: "Halte!" et elles restaient maintenant immobiles, tête basse, couvertes d'écume. La plupart de leurs cavaliers étaient demeurés en selle, car les courroies des lances étaient solides. Et quelques instants après, dans la nuit, la cloche du village sonna, tintant le glas.... IV. La victoire était possible, certaine même, puisque la trouée avait été faite sous la charge héroïque et que les Turcs abandonnaient leurs positions. Le général prince Rouknine, en entendant la cloche, se découvrit, comprenant que ses fidèles Cosaques s'étaient bien battus, se sacrifiant pour sauver le reste de l'armée. Et cet homme qui, dans sa longue vie avait vu tant de combats et d'exploits, pleura. Avec son état-major, il se porta au galop du côté de Karkow, mais il avait le cœur serré, craignant de voir à terre tous ses beaux Cosaques,--et sa joie de vaincre était mêlée de douleur! Il déboucha sur la grande place du village. Quelle ne fut pas sa surprise d'apercevoir soudain, rangées en bataille, comme pour la parade, les lignes noires de l'escadron! Ils étaient bien trois cents cavaliers environ, le capitaine Serge Frithiof à leur tête. La nuit était venue; mais il faisait un clair de lune magnifique, un de ces admirables clairs de lune d'Orient qui donnent aux choses des reflets étranges. Le capitaine Serge s'avança à la rencontre du général. --Karkow est libre! fit-il en saluant du sabre. --Vous avez donc pu charger? demanda le prince. --Deux fois de suite, car il a fallu chasser l'ennemi d'une ferme où il s'était retranché! --Et vous avez eu beaucoup d'hommes tués, capitaine? --Tous mes hommes! En disant ces mots, Serge Frithiof se redressa. --Mais alors, demanda le prince Rouknine, quels soldats sont donc là, debout sur leurs chevaux? --Nos braves Cosaques, héroïques jusque dans la mort! Le prince Rouknine s'approcha et il vit, penchées sur le cou des chevaux, éclairées par la lumière blafarde de la lune, les têtes mortes qui se balançaient aux mouvements des montures. LE PETIT HOMME ROUGE. PAR FRANÇOIS DE NION. C'est le soir même des terribles journées d'octobre que la Reine et moi, son humble servante, nous vîmes dans un des couloirs du vieux Louvre cette affreuse figure dont aujourd'hui même encore--à l'heure lointaine où j'écris ces lignes,--je ne puis oublier les traits, ni, malgré tout, méconnaître la réalité. Je raconterai d'autre part notre voyage de Versailles à Paris dans un torrent de têtes hideuses qui semblaient porter nos carrosses comme l'eau d'un fleuve une barque périlleuse. Têtes sanglantes et têtes sinistres, je vous vois danser autour de nous, les unes au bout d'une pique avec vos prunelles rigides et vos muscles tordus; les autres au niveau de nos visages, les yeux hagards et les bouches hurlant des injures. L'horrible jour, froid, pluvieux, sombre! Le soir même il fallut s'occuper de se loger dans les appartements des Tuileries qui n'avaient pas été chauffés depuis l'enfance de Louis XV. Tout y était dans un désordre sinistre. Le pauvre Dauphin, habitué à son palais de Versailles, se pressait contre sa mère, effrayé par ces murs délabrés. --Tout ici est bien laid, maman, murmurait-il. Et Marie-Antoinette lui répondait: --Louis XIV logeait ici, mon fils, nous ne devons pas être plus difficiles que lui. Dès que ses enfants furent endormis dans des lits préparés à la hâte, la Reine m'appela et me dit: --Venez avec moi, comtesse; le Roi est couché, mais pour moi je ne saurais dormir sans avoir parcouru ces appartements et m'être assurée que je n'ai pas à redouter le fer d'un assassin veillant dans ces ténèbres contre les jours de Sa Majesté. * * * * * Je pris un bougeoir. C'était le bougeoir du coucher dans la chambre du Roi à Versailles, le long bougeoir de vermeil à deux bougies si ardemment ambitionné par les courtisans, pour qui le tenir était un grand honneur; on l'avait emporté malgré le désarroi. Je pris ce bougeoir et je marchai devant la Reine, éclairant notre ronde nocturne à travers le palais sombre. Les cent Suisses étaient campés dans la vaste galerie du centre, qui fut depuis la salle des maréchaux; de ce côté il n'y avait rien à craindre. Nous tournâmes dans un appartement qui donnait sur les jardins et sur la Seine. Il faisait clair de lune; certaines fenêtres conservaient encore les petits vitraux plombés du temps des Médicis. Leurs verres grossiers, en culs de bouteilles, laissaient transparaître une lumière verdâtre qui tachait le visage de la Reine et me la montra soudain comme un fantôme en son vêtement blanc. Je me souviens que mes doigts tremblèrent et que les bougies que je tenais pleurèrent sur le parquet. --Vous avez peur? me dit-elle. Vous étiez plus brave tantôt. Et elle daigna ajouter: --J'ai été témoin de votre courage et de votre fidélité; je ne les oublierai jamais... si toutefois j'ai encore longtemps pour me souvenir. --Oh! madame, m'écriai-je. Mais d'un geste doux et souverain elle m'indiquait une porte. --Je ne sais ce qu'il y a de ce côté-ci des appartements. Dans mes rares séjours à Paris je n'ai jamais été si loin. Je jetai un coup d'œil par un des carreaux de vitre: nous dominions la Seine et le vent faisait trembler, en les balançant, les grands arbres de la grève, mêlant leurs branches noires dans les rayons argentés de l'astre des nuits. --C'est, me dit la Reine, que nous sommes à la porte qui fait communiquer le château avec la galerie du Louvre. * * * * * Un frisson involontaire me saisit: il me semblait que derrière cette frêle planche aux moulures dorées et peintes par Coypel, tout le vieux mystère du Louvre tragique s'agitait. Je n'étais pas très savante en histoire de France--juste ce qu'on en apprend en même temps que sa généalogie,--mais je me rappelais des récits terribles et des légendes sinistres. Ce palais, disait-on, était parcouru par des spectres étranges. Cependant la Reine me commandait d'ouvrir et d'une main tremblante je tournai le bouton de la serrure. Un coup de vent me frappa au visage et faillit éteindre mes bougies; je les protégeai de la main en les élevant pour dissiper l'obscurité; leur faible rayonnement faisait remuer des ombres que je jugeais effrayantes; mais la Reine éleva la voix: --On aurait dû placer ici un factionnaire dont on fût sûr. Dieu sait jusqu'où ce corridor peut conduire! Car nous distinguions maintenant une longue galerie qui semblait s'étendre à l'infini. --Allons, dit Marie-Antoinette; il faut voir. Et comme j'osai représenter à ma souveraine qu'il était nécessaire au moins d'appeler des gardes pour accompagner Sa Majesté, elle me fit signe de la suivre et s'avança la première. Cette partie du Louvre fut reliée aux Tuileries par les architectes de Louis XIV; elle était alors, par suite de transformations essayées, puis renoncées, un désordre et un chaos. Nous errâmes dans un dédale de corridors coupés de marches et faisant cent détours, rencontrant parfois de brusques escaliers en vis, semblant descendre au centre de la terre, et qui s'arrêtaient devant des baies d'anciennes portes murées. Les voûtes sous lesquelles nous marchions étaient basses, gothiques, supportées par des bustes d'animaux à faces de monstres. La Reine murmura d'une voix basse comme un souffle: --Nous sommes dans la partie qui n'a pas été touchée; c'est le vieux palais de Charles IX et d'Henri III. Ces pierres ont dû voir bien des événements. * * * * * A ce moment nous entendîmes distinctement un bruit léger à quelques pas de nous. Nous nous trouvions alors au centre d'une sorte d'étoile où venaient aboutir des couloirs obscurs. Le sentiment naturel de ce que je devais à ma souveraine vainquit ma faiblesse et je m'élançai devant Marie-Antoinette en élevant en l'air mon bougeoir de vermeil. Une forme bizarre apparaissait semblant descendre un à un les degrés taillés dans la pierre des murs; c'était une façon de petit homme vêtu de la manière qu'on représente les bourgeois du temps passé, avec des chausses à trousses, une casaque tailladée, et coiffé d'un chaperon à oreillère et à queue pendante. Mes tremblantes mains dirigeaient la lumière de son côté et nous vîmes qu'il _était tout habillé de rouge_. Au cri que je ne pus retenir, cet être affreux, qui me parut avoir les traits d'un vieillard et la taille d'un enfant, leva la tête et, remontant brusquement, d'un vif élan, les degrés qu'il était en train de descendre, nous le vîmes s'élever tout d'un coup comme s'il voulait donner de la tête contre la voûte et disparaître. Marie-Antoinette était immobile et pâle; j'osai saisir sa main glacée. --Rentrons, me dit-elle; rien d'humain ne nous menace en ces lieux. Sans doute que la Providence a voulu m'attirer jusqu'ici pour m'avertir par un signe des dangers qui menacent la monarchie. --Votre Majesté pense donc?... --Que nous venons de voir le petit homme rouge, celui qui erre dans les détours du Louvre quand le roi de France est en péril. Je ne sais si notre croyance catholique nous permet d'ajouter foi à cette superstition; mais comment douter du témoignage de nos yeux? Nous rentrâmes; elle impassible, moi terrifiée. Tout dormait dans le château. J'aidai la Reine à se dévêtir sans ces étiquettes qui lui avaient tant pesé et je l'entendis murmurer comme à elle-même: --Je crains tout pour le Roi. Quant à moi je suis étrangère; ils m'assassineront; que deviendront nos pauvres enfants? La douleur de cette Reine dans ce palais de désastres dépassait tout ce que les tragédies ont pu concevoir de terrible.... * * * * * Je suis la dernière servante de la monarchie qui ai vu, de mes yeux vu, _le petit homme rouge du Louvre_. LA BATAILLE DE FRŒSCHWILLER (RÉCIT D'UN TÉMOIN.) PAR ERNEST DAUDET. Cette nuit du août 1870 est restée dans ma mémoire comme la plus émouvante que j'aie passée jamais. Nous étions campés un peu en arrière de Frœschwiller. Vers dix heures, après s'être assuré que ses troupes avaient le nécessaire, que partout les sentinelles étaient à leur poste, le général était rentré dans une maison de paysan, construite au milieu d'un vallonnement formé par deux collines basses dont les troupes occupaient les pentes. Cette maison, presque une chaumière, avait été abandonnée par son propriétaire, et le général s'y était installé avec son état-major. Il prit avec nous un léger repas; puis il se jeta tout habillé sur un matelas, en me laissant le soin de le réveiller, si cela était nécessaire. Je sortis et allai m'asseoir sur le devant de la maison. La nuit était obscure, bien qu'il y eût des étoiles au ciel, le temps doux, et le silence profond, troublé seulement par des bruits de pieds de chevaux frappant le sol, les cris des grand'gardes accueillant les rondes par le "Qui vive!" traditionnel. * * * * * Tout à coup, dans le solennel silence de la nuit que je raconte, le galop d'un cheval se fit entendre, se rapprochant de moi. Je prêtai l'oreille. Les cris des sentinelles se succédaient avec rapidité, et trois minutes ne s'étaient pas écoulées, qu'un officier d'état-major, guidé par un cavalier de la division, s'arrêtait devant la maison que nous occupions. --Le général? demanda-t-il avec l'accent d'un homme qui vient de fournir une longue traite. --Il est là: il s'est jeté tout habillé sur un lit; je suis son officier d'ordonnance. --Veuillez le réveiller alors, capitaine; dépêches du général en chef. J'entrai précipitamment dans la chaumière, et en apprenant de quoi il s'agissait, le général fut immédiatement sur pied. En le voyant, l'aide de camp salua respectueusement et dit: --Voici les dépêches, mon général. J'avais ordre de ne les remettre qu'à vous-même. Il les avait à peine remises que, sans attendre un mot de remerciement, il piqua des deux et s'éloigna à fond de train, suivi par le cavalier qui l'avait amené jusqu'à nous. --Cela m'a l'air de vouloir chauffer, murmura à mon oreille l'un des officiers du général. Nous nous tenions attentifs et immobiles, à quelques pas de ce dernier. Par son ordre, un soldat avait apporté une lanterne à la lueur de laquelle il lut la dépêche qu'il venait de recevoir. La clarté blanche donnait en plein sur son visage, dont je pouvais ainsi observer tous les mouvements, et mes yeux s'attachaient sur ses traits, impatient que j'étais de connaître la vérité. Mais la figure du général demeura impassible. Aucun tressaillement ne fit trembler ses joues. Seulement, quand il releva la tête, je crus voir dans ses yeux une expression de résolution et de défi que je ne lui connaissais pas; en même temps, d'une voix ferme et nette, il nous dit: --Je crois, messieurs, que vos ardeurs ne tarderont pas à être satisfaites et que ma division livrera aujourd'hui sa première bataille. --Je ne m'étais pas trompé, fit de nouveau l'aide de camp qui m'avait précédemment parlé. Le général, qui avait réfléchi un moment, ne demeura pas longtemps silencieux; il reprit: --Les nouvelles que voilà nous obligent à un mouvement immédiat. Venez, messieurs, recevoir mes ordres. Tandis que le général, une carte sous les yeux, dictait ses ordres pour les chefs qui relevaient de son commandement, ceux-ci se présentèrent. Il les leur communiqua de vive voix; puis ils causèrent rapidement à voix basse pendant quelques instants. Chacun de ces petits épisodes se gravait dans mon esprit, et j'en ai retenu les moindres détails. Cette chambre à peine éclairée par des bougies fichées dans des bouteilles; sur la table grossière, couverte de taches, une carte étendue et autour du groupe formé par les généraux, quelques officiers allant et venant discrètement: tel est le spectacle dont j'ai gardé le souvenir. Quelques instants après, des bruits de tambour retentirent. Il y eut, sur toute la surface occupée par nos troupes, un grand mouvement, et en moins d'une heure, toute la division se trouva sous les armes, la soupe mangée, tentes et bagages pliés, en un mot prête à se mettre en route. Une lieue nous séparait du point où nous devions nous rendre. Elle fut si rapidement franchie, qu'à cinq heures du matin le général m'envoya auprès du maréchal pour lui faire connaître que ses ordres étaient exécutés. Je parcourus à cheval une assez longue distance à la recherche du quartier général. De tous côtés je voyais des troupes prendre position, et ce spectacle me confirmait dans cette pensée que le général ne s'était pas trompé et que nous allions assister à une grande bataille. C'est guidé par ces troupes que je parvins à rencontrer le maréchal. Il était sur pied, se promenant de long en large en attendant le jour. Je fis la commission dont j'étais chargé; et il ne me répondit qu'un mot: --Dites à votre général que je compte sur lui. Je revins prendre mon poste. L'horizon blanchissait sous les premiers rayons du crépuscule. En face de moi, dans une brume qui donnait à tous les objets un aspect vaporeux, se dessinait vigoureusement un radieux paysage. C'étaient des gorges basses et profondes, formées par deux contreforts de la chaîne des Vosges, et qui s'ouvrent sur la basse Alsace, entre Haguenau et Wissembourg. Au-dessus, les hautes montagnes formaient un demi-cercle et semblaient être le cadre naturel de ce coin charmant qui, tout à l'heure, devait être ensanglanté. Quand je fus de retour auprès du général, le jour était venu et je pus me rendre compte des positions occupées par la division. Nous étions appuyés à notre droite par une colline, dont des troupes placées sous les ordres d'un autre général occupaient les pentes. A notre gauche, nous avions un petit bois derrière lequel notre artillerie se trouvait embusquée. Nous pouvions donc attendre en sûreté; notre position paraissait en quelque sorte inexpugnable. Tout à coup, sur les hauteurs en face de nous, nous vîmes luire au jour levant des uniformes allemands. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, quand, soudain éclata une violente canonnade. La bataille commençait. Je regardai ma montre, il était sept heures du matin. * * * * * A dater de ce moment, ma mémoire s'obscurcit, mes souvenirs se troublent et il me devient impossible de suivre, l'un après l'autre, les épisodes de cette mémorable journée. Je les raconte ici comme ils se présentent à ma pensée. Pendant plus d'une heure, je ne fis qu'aller et venir à la suite du général qui se portait à toute minute sur tel ou tel point. Nous nous attendions d'un instant à l'autre à être appelés à prendre part au combat; mais, jusqu'à ce moment, nous étions demeurés immobiles, essayant d'en suivre les péripéties, et appelant de tous nos vœux l'ordre qui nous enjoindrait de marcher. De quelque côté que se portassent nos regards, ils ne découvraient que nuages blancs disséminés sur le paysage. Ces nuages indiquaient les points où la bataille était plus vive; c'était la fumée des canons. Tout à coup, nous reçûmes l'ordre d'avancer. Le général parcourut au galop le front de ses troupes: puis, brandissant son épée, il prononça d'une voix retentissante les paroles du commandement que d'autres voix répétèrent après lui. Nous voilà en route. Le bruit de la canonnade qui gronde partout autour de nous assourdit nos oreilles. L'air est saturé d'odeur de poudre, et il nous semble, au fur et à mesure que nous nous rapprochons des points sur lesquels l'action a acquis le plus d'intensité, que nous allons mettre le pied dans une ardente fournaise. Nous débouchons brusquement dans une plaine où des masses de troupes sont engagées. Je distingue alors nettement nos soldats rapprochés de minute en minute des bataillons allemands. Les nôtres sont éprouvés déjà cruellement par les batteries prussiennes qui tirent incessamment, et qui nous causent de grandes pertes. Mais elles n'arrêtent pas leur ardeur surexcitée par le bruit qui s'est répandu que la droite de l'ennemi est repoussée. Nous passons à notre tour sous les feux de ces batteries. Devant nous et protégée par elles est massée l'infanterie allemande. C'est sur ce point que nous nous dirigeons. Mon sang s'échauffe, ma chair tressaille, ma bouche est sèche et je suis moi-même surpris que mon cœur n'éprouve aucune pitié devant les morts qui tombent autour de moi. Ils sont déjà nombreux. On voit les cadavres épars, encore dans l'attitude qu'ils ont prise en tombant. Puis ce sont les blessés dont les cris déchireraient l'âme, s'il ne suffisait de quelques minutes pour l'aguerrir et la rendre insensible aux tragédies de ce sanglant spectacle. Au milieu de ce vacarme effroyable, je suis arrêté tout à coup par une voix qui crie: --Capitaine, capitaine, par pitié! Je me retourne. Au pied d'un chêne, un jeune chasseur de Vincennes est étendu. Son visage est imberbe. Il est blond, et, en le voyant de près, il me semble que c'est un enfant. Ses deux jambes sont brisées, et il attend la mort en disant au chirurgien, qui essaye de le soulager: --Laissez donc, monsieur le major, il n'y a rien à faire. --Vous m'appelez, mon ami? lui dis-je en poussant mon cheval vers lui. --La bataille est-elle gagnée? me demande-t-il fiévreusement. --Elle commence à peine. --Ma foi, tant pis. Avant de mourir j'aurais voulu savoir... Il s'arrête. L'horrible souffrance qu'il éprouve lui coupe la parole. Mais cette crise dure à peine quelques secondes, et alors je vois le pauvre petit chasseur, se redressant autant qu'il peut le faire, la face livide, l'œil assombri déjà par la mort qui s'avance, et je l'entends crier: --Vive la France! Puis, il retombe; à ce cri d'héroïque soldat succède une plainte d'enfant et je n'entends plus que ces mots coupés par des hoquets d'agonie: --Maman, chère maman! * * * * * --Nom de nom! que faites-vous donc là, Rocheray? Je me retourne brusquement. J'ai reconnu la voix de mon général. Je m'arrache au navrant spectacle que je viens de décrire; je suis mon chef qui regarde et encourage ses troupes formées en bataillons. Elles s'avancent, en obligeant l'ennemi placé devant elles à redoubler son feu roulant et non interrompu. Nous ne sommes plus qu'à une courte distance des bataillons allemands. Encore une minute et nous allons les aborder à la baïonnette. Nous nous préparons à combattre avec acharnement; car ceux qui sont en face de nous ont l'avantage de la position. Placés sur une hauteur couronnée par leur artillerie, ils nous menacent d'une manière terrible. --Allons, mes enfants! crie et répète le général qui galope autour de sa division, en nous entraînant à sa suite, sans se soucier des balles qui sifflent à ses oreilles et des obus qui éclatent devant nous, allons! il va falloir grimper là-dessus. Du courage et du jarret surtout! Ce n'est rien ces quelques mots, mais cela suffit pour encourager les soldats. Nous nous élançons sur ces pentes heureusement peu abruptes. Tout à coup, sur la droite de l'ennemi, venue on ne sait par où, apparaît comme par enchantement, en poussant des cris terribles, une véritable nuée de démons. Ce sont des turcos, facilement reconnaissables à leur teint et à leur costume. Je ne saurais traduire l'effet qu'ils produisent; ils causent aux Allemands une profonde terreur qui nous aide à avoir raison d'eux. Semblables à des chacals, les turcos qui les ont surpris se jettent dans leurs rangs, combattant les uns avec la baïonnette, les autres à coups de crosse. C'est une lutte corps à corps, pleine d'imprécations et de hurlements sauvages. Les corps tombent sous les coups, et nous rendons aux Allemands tout le mal que, depuis trois heures, ils nous ont fait. Quant aux Prussiens, c'en est fait d'eux sur ce point, ils ne battent pas en retraite, ils fuient pêle-mêle, terrifiés, sourds aux cris de leurs officiers et poursuivis par les turcos, auxquels la pitié est inconnue et qui tuent impitoyablement. L'artillerie qui nous menaçait tout à l'heure ne se fait plus entendre. Nous ignorons ce qui se passe d'un autre côté; mais pour notre part, nous avons gagné la partie. * * * * * Il est environ midi. Mettant pied à terre un moment, je bois une gorgée d'eau-de-vie que me présente un soldat. Puis, je regarde, tâchant de deviner où en est la bataille. Mais le champ sur lequel elle est engagée se déroule si vaste que je ne vois rien, si ce n'est la fumée des canons et parfois, au milieu des épais nuages qu'elle forme, des actions isolées dont il est difficile d'apprécier l'importance ou de suivre les péripéties. Ce que je constate dans toutes les parties du paysage qu'à l'aide d'une lorgnette je peux embrasser, c'est que sur tous les points où les troupes sont aux prises, les Allemands sont beaucoup plus nombreux que les Français. Cependant le temps se passe. Nous attendons des ordres; ils n'arrivent pas. A trois heures, nous sommes toujours au même point. Mais à ce moment un grand mouvement se fait sur notre droite. En face de nous, d'une des gorges qui ferment la sortie de la vallée, nous voyons déboucher une grande masse de Prussiens. Ce sont des troupes fraîches que l'ennemi fait marcher contre nous. En même temps, il couronne d'artillerie les hauteurs voisines. Bientôt nous sommes cruellement éprouvés par le feu de ces canons qui protègent l'arrivée de ce corps de réserve. Pour le coup, on ne va pas sans doute nous laisser immobiles. Notre secours doit être nécessaire dans une circonstance aussi critique, au moment où commence la partie que l'on croyait terminée. En effet, le général reçoit successivement plusieurs ordres pressés, d'après lesquels il formule ses instructions que ses officiers d'ordonnance transmettent à ses subordonnés. Au bout d'un quart d'heure nous sommes en route, nous gagnons la plaine, et tandis qu'au-dessus de nos têtes se croisent les boulets et les obus, nous nous dirigeons contre les Allemands. De tous les chemins, de tous les sentiers, débouchent des troupes qui viennent se joindre à nous. Mais elles sont exténuées, étant debout et combattant depuis le matin, tandis que l'ennemi qu'elles ont devant elles est frais et reposé. En outre, il est trois fois plus nombreux que nous, et il suffit, pour s'en convaincre, de voir cette multitude de casques à pointes, de casquettes bleues, dont l'acier et les vives couleurs brillent au soleil. On nous a groupés autour d'un ruisseau bordé d'arbres, qui sont pour nous un abri, et c'est de là que nous commençons à tirer sans interrompre sur cette avalanche humaine qui grossit sans cesse et nous envahit de toutes parts. Le général est soucieux. Je m'approche de lui, et il me fait remarquer que les batteries qui nous protégeaient sur le plateau que nous avons abandonné, sont éteintes pour la plupart, et que c'est maintenant sur nous que l'ennemi envoie ses projectiles. Comme il finit de parler, un obus vient tomber en sifflant à quelques pas de nous; il éclate, et j'ai le temps de voir un de ses débris frapper au visage mon brave général. Mais au même instant mon cheval effrayé se cabre, et part à fond de train, quels que soient mes efforts pour le retenir. * * * * * En quelques minutes, je franchis une énorme distance, et je vais me jeter dans un groupe de cuirassiers qui poursuivent des uhlans; je me joins à eux. Mais que pouvons-nous faire contre cette effroyable accumulation de troupes et de canons? Les intrépides cuirassiers, les énergiques chasseurs ont beau se ruer furieusement contre ces fantassins appuyés de tous côtés par de l'artillerie, ils sont arrêtés en route et obligés de renoncer à la partie. Pour la seconde fois, nous revenons en désordre au point de départ. Mais la moitié de notre effectif est restée en route. La plupart de nos officiers supérieurs ont disparu, et dans l'escadron auquel je me suis joint, c'est un sous-lieutenant qui commande. Tandis que d'un œil désespéré, la rage au cœur, impuissants, vaincus, nous ne demandons qu'à mourir, nous voyons arriver vers nous le maréchal entouré seulement d'un petit groupe d'officiers. Ses vêtements sont couverts de poussière et de boue, son visage est noirci en maints endroits, comme par des traînées de poudre. Une flamme sombre anime son regard. Il fait quelques pas vers le général qui nous commande et lui dit: --Général, il faut charger là-dessus. En prononçant ces paroles, il a mis pied à terre et de sa main droite qui tient une grosse lorgnette noire, il désigne la masse confuse de Prussiens. --Maréchal, nous avons chargé deux fois. J'ai perdu la moitié de mes hommes. Et à son tour, il montre au commandant en chef ses escadrons décimés et, parmi les cavaliers qui lui restent, un certain nombre en train de panser les blessures légères qu'ils ont reçues pendant les charges héroïques qui viennent d'avoir lieu. --Peu importe, général, il faut recommencer, il le faut. Le général, qui avait mis pied à terre, ne réplique pas, s'incline et se dirige vers son cheval. Mais le maréchal fait deux pas derrière lui, l'appelle, l'arrête d'un geste, et ajoute: --Oui, il le faut. Mais auparavant, général, embrassons-nous. Les deux vieillards échangent une accolade. Puis, ils remontent à cheval. Et tandis que l'un s'éloigne, l'autre crie d'une voix retentissante: "Cuirassiers, en avant!" Un formidable hourrah retentit; et comme nous avions le diable au corps électrisés par un patriotisme désespéré et par je ne sais quel attrait que la mort semble avoir pour nous en ce moment, nous nous élançons de nouveau. Ébranlant le sol, nous traversons la plaine. * * * * * A peine avons-nous fait quelques pas que les obus et les balles pleuvent sur nous drus comme grêle et causent dans nos rangs d'indescriptibles ravages. Chevaux et cavaliers roulent pêle-mêle, et, détail horrible, nous sommes si violemment lancés, que nous ne pouvons retenir nos chevaux qui passent sur les malheureux désarçonnés et les écrasent. Le feu de l'ennemi redouble d'intensité. Evidemment notre audace confond les Allemands et accroît leur fureur. Mais cette fois rien ne nous arrête, nous serrons les rangs à mesure qu'ils s'éclaircissent et nous venons enfin nous heurter contre les citadelles vivantes, hérissées de baïonnettes qui se sont abaissées pour nous recevoir. C'est un choc terrible, une confusion inexprimable, un spectacle qu'on ne décrit pas. Je ne sais comment il se peut faire que je me trouve au milieu de Prussiens qui, successivement, tirent sur moi à bout portant sans m'atteindre. Plus heureux, j'en étends deux à mes pieds avec mon revolver. Un officier à cheval bondit alors de mon côté, le sabre levé. Je suis perdu, car au même instant j'ai senti pénétrer dans la main qui tient mon arme la pointe d'une baïonnette et je me trouve ainsi désarmé. Heureusement, mon cheval se cabre, se dresse avec épouvante sur ses jarrets, et c'est sur son poitrail que tombe le coup qui m'était destiné et qui, d'ailleurs, ne lui cause qu'une blessure sans gravité. Je cherche une issue et me voilà de plus en plus pressé. Mais une voix se fait entendre: --Nous voilà, capitaine. Attendez, canailles! Je vois un sabre luire au soleil et tomber lourdement sur le cou de l'officier qui m'a menacé. Il est renversé sur son cheval. Je suis libre de ce côté, et mes libérateurs sont trois cuirassiers qui, en me voyant perdu, ont couru à mon secours. Je leur rends grâce. --C'est inutile, mon capitaine, dit le plus âgé d'entre eux. Le plus important maintenant c'est de décamper. Il ne va pas faire bon pour nous ici. Nous nous frayons un passage et, étant parvenus à nous dégager, nous nous mettons à galoper côte à côte. Un petit bois se trouve à notre droite; nous nous y jetons. Un grand nombre de fuyards ont fait comme nous, et je suis frappé en constatant que nous pourrions encore former un solide noyau. Je fais part de mon sentiment au cuirassier; il me répond simplement: --Dame! si vous pensez que ce soit utile. Je vais élever la voix pour arrêter ceux qui fuient. Mais je vois arriver vers nous plusieurs officiers d'état-major. Un d'eux me crie en passant: --Je porte l'ordre de faire sonner la retraite. La bataille est perdue. LE MAUVAIS ZOUAVE. PAR ALPHONSE DAUDET. Le grand forgeron Lory de Sainte-Marie-aux-Mines n'était pas content ce soir-là. D'habitude, sitôt la forge éteinte, le soleil couché, il s'asseyait sur un banc, devant sa porte, pour savourer cette bonne lassitude que donne le poids du travail et de la chaude journée, et avant de renvoyer les apprentis, il buvait avec eux quelques longs coups de bière fraîche, en regardant la sortie des fabriques. Mais, ce soir-là le bonhomme resta dans sa forge jusqu'au moment de se mettre à table; et encore y vint-il comme à regret. La vieille Lory pensait en regardant son homme: --Qu'est-ce qu'il lui arrive?... Il a peut-être reçu du régiment quelque mauvaise nouvelle qu'il ne veut pas me dire?... L'aîné est peut-être malade... Mais elle n'osait rien demander et s'occupait seulement à faire taire trois petits blondins couleur d'épis brûlés, qui riaient autour de la nappe en croquant une bonne salade de radis noirs à la crème. A la fin, le forgeron repoussa son assiette en colère. --Ah! les gueux! ah! les canailles!... --A qui en as-tu, voyons, Lory? Il éclata. --J'en ai, dit-il, à cinq ou six drôles qu'on voit rouler depuis ce matin dans la ville en costume de soldats français, bras dessus, bras dessous avec les Bavarois... C'est encore de ceux-là qui ont... comment disent-ils ça?... opté pour la nationalité de Prusse.... Et dire que tous les jours nous en voyons revenir, de ces faux Alsaciens!... Qu'est-ce qu'on leur a donc fait boire? La mère essaya de les défendre. --Que veux-tu, mon pauvre homme, ce n'est pas tout à fait leur faute, à ces enfants.... C'est si loin cette Algérie d'Afrique où on les envoie!... Ils ont le mal du pays, là-bas; et la tentation est bien forte pour eux de revenir, de n'être plus soldats. Lory donna un grand coup de poing sur la table. --Tais-toi, la mère!... vous autres femmes, vous n'y entendez rien. A force de vivre toujours avec les enfants et rien que pour eux, vous rapetissez tout à la taille de vos marmots.... Eh bien, moi, je te dis que ces hommes-là sont des gueux, des renégats, les derniers des lâches, et que si par malheur notre Christian était capable d'une infamie pareille, aussi vrai que je m'appelle Georges Lory et que j'ai servi sept ans aux chasseurs de France, je lui passerais mon sabre à travers le corps. Et terrible, à demi levé, il montrait sa longue latte de chasseur pendue à la muraille au-dessus du portrait de son fils, un portrait de zouave fait là-bas en Afrique; mais de voir cette honnête figure d'Alsacien, toute noire et hâlée de soleil, dans ces blancheurs, ces effacements que font les couleurs vives à la grande lumière, cela le calma subitement, et il se mit à rire. --Je suis bien bon de me monter la tête.... Comme si notre Christian pouvait songer à devenir Prussien, lui qui en a tant descendu pendant la guerre?... Remis en belle humeur par cette idée, le bonhomme acheva de dîner gaiement et s'en alla sitôt après avoir vidé une couple de chopes à la _Ville de Strasbourg_. Maintenant la vieille Lory est seule. Après avoir couché ses trois petits blondins qu'on entend gazouiller dans la chambre à côté, comme un nid qui s'endort, elle prend son ouvrage et se met à repriser devant la porte, du côté des jardins. De temps en temps elle soupire et pense en elle-même: --Oui je veux bien. Ce sont des lâches, des renégats.... Mais c'est égal! Leurs mères sont bien heureuses de les revoir. Elle se rappelle le temps où le sien avant de partir pour l'armée, était là, à cette même heure du jour, en train de soigner le petit jardin. Elle regarde le puits où il venait remplir ses arrosoirs, en blouse, les cheveux longs, ses beaux cheveux qu'on lui a coupés en entrant aux zouaves. Soudain elle tressaille. La petite porte du fond, celle qui donne sur les champs, s'est ouverte. Les chiens n'ont pas aboyé; pourtant celui qui vient d'entrer longe le mur comme un voleur, se glisse entre les ruches.... --Bonjour, maman! Son Christian est debout devant elle, tout débraillé dans son uniforme, honteux, troublé, la langue épaisse. Le misérable est revenu au pays avec les autres, et, depuis une heure rôde autour de la maison, attendant le départ du père pour entrer. Elle voudrait le gronder, mais elle n'en a pas le courage. Il y a si longtemps qu'elle ne l'a vu, embrassé! Puis il lui donne de si bonnes raisons: qu'il s'ennuyait du pays, de la forge, de vivre toujours loin d'eux; avec ça la discipline devenue plus dure, et les camarades qui l'appelaient "Prussien" à cause de son accent d'Alsace. Tout ce qu'il dit, elle le croit. Elle n'a qu'à le regarder pour le croire. Toujours causant ils sont entrés dans la salle basse. Les petits réveillés accourent pieds nus, en chemise, pour embrasser le grand frère. On veut le faire manger, mais il n'a pas faim. Seulement il a soif, toujours soif, et il boit de grands coups d'eau par-dessus toutes les tournées de bières et de vin blanc qu'il s'est payées depuis le matin au cabaret. Mais quelqu'un marche dans la cour, c'est le forgeron qui rentre. --Christian, voilà ton père, vite, cache-toi, que j'aie le temps de lui parler, de lui expliquer, et elle le pousse derrière le grand poêle de faïence, puis se remet à coudre, les mains tremblantes. Par malheur, la chéchia du zouave est restée sur la table, et c'est la première chose que Lory voit en entrant. La pâleur de la mère, son embarras... il comprend tout. --Christian est ici!... dit-il d'une voix terrible, et, décrochant son sabre avec un geste fou, il se précipite vers le poêle où le zouave est blotti, blême, dégrisé, s'appuyant au mur, de peur de tomber. La mère se jette entre eux. --Lory, Lory, ne le tue pas... c'est moi qui lui ai écrit de revenir, que tu avais besoin de lui à la forge.... Elle se cramponne à son bras, se traîne, sanglote. Dans la nuit de leur chambre, les enfants crient d'entendre ces voix pleines de colère et de larmes, si changées qu'ils ne les reconnaissent plus.... Le forgeron s'arrête, et regardant sa femme: --Ah! c'est toi qui l'as fait revenir... alors c'est bon, qu'il aille se coucher. Je verrai demain ce que j'ai à faire. Le lendemain, Christian, en s'éveillant d'un lourd sommeil plein de cauchemars et de terreurs, sans cause, s'est retrouvé dans sa chambre d'enfant. A travers les petites vitres encadrées de plomb, traversées de houblon fleuri, le soleil est déjà chaud et haut. En bas, les marteaux sonnent sur l'enclume.... La mère est à son chevet; elle ne l'a pas quitté de la nuit, tant la colère de son homme lui faisait peur. Le vieux non plus ne s'est pas couché. Jusqu'au matin il a marché dans la maison, pleurant, soupirant, ouvrant et fermant des armoires; et à présent voilà qu'il entre dans la chambre de son fils, gravement habillé comme pour un voyage, avec de hautes guêtres, le large chapeau et le bâton de montagne solide et ferré au bout. Il s'avance droit au lit. "Allons, haut!... lève-toi." Le garçon un peu confus veut prendre ses effets de zouave. --Non, pas ça... dit le père sérieusement. Et la mère toute craintive: "Mais, mon ami, il n'en a pas d'autres." --Donne-lui les miens... moi je n'en ai plus besoin. Pendant que l'enfant s'habille, Lory plie soigneusement l'uniforme, la petite veste, les grandes braies rouges, et, le paquet fait, il se passe autour du cou l'étui de fer-blanc où tient la feuille de route.... --Maintenant descendons, dit-il ensuite et tous trois descendent à la forge sans se parler.... Le soufflet ronfle; tout le monde est au travail. En revoyant ce hangar grand ouvert auquel il pensait tant là-bas, le zouave se rappelle son enfance, et comme il a joué là longtemps entre la chaleur de la route et les étincelles de la forge toutes brillantes dans le poussier noir. Il lui prend un accès de tendresse, un grand désir d'avoir le pardon de son père; mais en levant les yeux il rencontre toujours un regard inexorable. Enfin le forgeron se décide à parler. --Garçon, dit-il, voilà l'enclume, les outils... tout cela est à toi... Et tout cela aussi! ajoute-t-il en lui montrant le petit jardin qui s'ouvre là-bas, au fond, plein de soleil et d'abeilles, dans le cadre enfumé de la porte.... --Les ruches, la vigne, la maison, tout t'appartient.... Puisque tu as sacrifié ton honneur à ces choses, c'est bien le moins que tu les gardes.... Te voilà maître ici... moi, je pars.... Tu dois cinq ans à la France, je vais les payer pour toi. --Lory, Lory, où vas-tu? crie la pauvre vieille. --Père!... supplie l'enfant.... Mais le forgeron est déjà parti, marchant à grands pas, sans se retourner.... A Sidi-del-Abbès, au dépôt du 3e zouaves, il y a depuis quelques jours un engagé volontaire de cinquante-cinq ans. UN MARIAGE. PAR ERNEST LAUT. Ce jour-là la grande ville industrielle se reposait. Par les calmes faubourgs, vides du fracas des marteaux et du halètement des machines, j'avais flâné tout un matin de soleil, et je m'en revenais à travers les rues silencieuses, lorsque, arrivé aux abords de l'Hôtel de Ville, je tombai au beau milieu d'une affluence de travailleurs endimanchés: blouses fraîchement dépliées, pantalons de drap noir, casquettes de soie. Tous ces braves gens emplissaient les cabarets avoisinants, circulaient sur les trottoirs, causaient, l'air joyeux. Je m'étais arrêté à les observer, quand, soudain un mouvement se produisit dans cette foule; un jeune homme accourait en criant: --Vlà la noce! Tout de suite, je supposai qu'on allait célébrer le mariage du maître de quelque grosse industrie, et j'en conclus que tous les éléments de l'usine s'étaient rassemblés là pour faire honneur au patron. Mais quelle ne fut pas ma surprise lorsque, au lieu des brillants équipages que j'attendais, je vis apparaître, au bout de la rue de la Mairie, le cortège nuptial, cortège pédestre et simple s'il en fut: en tête les deux époux, derrière les quatre témoins,--c'était tout! L'enthousiasme des spectateurs n'en fut pas moins bouillant, je dois le dire. Ils se rangèrent de chaque côté de la rue, et quand les époux passèrent entre ces deux haies humaines, une immense clameur s'éleva: --Vive la mariée! Et la mariée sourit, envoyant de-ci, de-là, de la tête et de la main, des bonjours amicaux. C'était une grande fille brune de vingt-cinq ans environ, à la poitrine creuse, à la taille un peu voûtée déjà. Modestement vêtue d'une jupe et d'un caraco de mérinos noir, elle était coiffée d'un bonnet blanc tout orné de cette dentelle commune appelée "bisette," que les dentellières du Nord fabriquent encore à la main. Sur son visage d'une pâleur mate, aux traits empreints d'une grande douceur, mais fatigués, flétris prématurément par le travail; dans ses grands yeux noirs, inquiets et sombres, une expression de joie ineffable, presque d'orgueil, rayonnait. Le marié, un solide gaillard d'une trentaine d'années, ne paraissait pas moins heureux; appuyé de la main gauche sur le bras de sa femme, et se laissant guider par elle, il esquissait de la main droite de grands gestes incohérents qui traduisaient tout à la fois sa gratitude et son bonheur. Et, pourtant, l'expression de sa joie ne se reflétait pas dans son regard: les yeux vitreux et fixes, la tête haute, il allait, comme dans un rêve, la démarche raide, le pas incertain. Je compris que le pauvre garçon était aveugle. Le couple avait franchi la porte de l'Hôtel-de-Ville; derrière lui, la foule des ouvriers s'engouffra. Je demeurais sur le trottoir avec une douzaine de curieux du voisinage, lorsque quelques retardataires passèrent auprès de nous, se dirigeant vers la mairie. L'un d'eux me reconnut. C'était un vieux contre-maître qui, plusieurs années auparavant, m'avait guidé dans la visite d'une usine. Il m'aborda: --Ça vous étonne, faut croire, cette noce-là? me dit-il en souriant. J'avouai que j'étais intrigué au plus haut point. --Parbleu! reprit-il, c'est qu'il y aurait là pour vous une belle histoire à imprimer sur les gazettes. Voulez-vous que je vous la conte? Au fait, on se passera bien de moi là-bas. Entrons à l'estaminet du Chansonnier; la bière y est bonne, et, devant une canette, nous causerons tout à notre aise. Ainsi fîmes-nous. Le bonhomme bourra méthodiquement sa "boraine de Nimy," l'alluma à la "vaclette,"--à la chaufferette, veux-je dire,--puis, ayant levé le couvercle d'étain, il versa deux verres d'une bière blonde comme l'or, cogna le sien contre le mien, le lampa tout d'une haleine, et, s'étant soigneusement essuyé la moustache, il me fit le récit qui va suivre. * * * * * "Vous est-il arrivé parfois de passer rue des Fèves, une des voies les plus fréquentées du quartier industriel de la ville? Oui. En ce cas, vous n'avez pas manqué de remarquer un immeuble considérable où, sur les trois faces d'une cour large et profonde, s'élèvent de lourdes bâtisses sans cesse couronnées d'un épais nuage de fumée. "Là, du fin matin au brun soir, éclatent les sifflets stridents des machines et retentit le choc formidable des marteaux-pilons. "Les ateliers de grosse chaudronnerie de MM. Van Helmen fils, auxquels appartiennent tous les ouvriers que vous venez de voir ici rassemblés, tiennent le fond et l'un des côtés de la cour. L'autre face est à présent inoccupée. Elle abritait naguère les ateliers de forge et fonderie de fer de la maison Varinard, dont la déconfiture--vous vous en souvenez sans doute?--a fait tant de bruit l'an dernier. "C'est là que travaillait Jean Gobert, le pauvre garçon que vous venez de voir passer. "Ouvrier modèle, intelligent, laborieux, estimé de ses chefs, c'était aussi un joyeux luron aimé de ses camarades. Dans nos réunions des lundis, à l'estaminet du Vieux-Pèlerin, il n'y en avait pas un comme lui pour nous distraire. Il savait toutes les plus belles chansons du pays; il fallait entendre comme il vous les chantait!... "Pauvre fieu!... Je le vois encore, le jour de son accident, traverser la grande cour, soutenu par deux ouvriers de l'usine.... Une paille de fer rouge venait de lui crever l'œil droit.... Le fourgon de l'hôpital l'attendait à la porte, et il allait, pâle, hagard, chancelant, la face ensanglantée, les traits contractés par la douleur, mais sans une plainte, sans un cri. "Il devait rester de longs jours à l'hospice et en sortir aveugle. "La cruelle opération qu'il avait subie paraissait avoir réussi, et l'on espérait que, du moins, il conserverait son œil gauche. Mais nos quinquets, voyez-vous, c'est un peu comme ces frères jumeaux qui ne peuvent vivre séparés. Que l'un s'en aille, l'autre ne tarde pas à mourir à son tour. "Au moment où l'on comptait voir notre pauvre ami entrer en convalescence, une maladie terrible, conséquence terrible, conséquence fatale de l'accident, se déclara. Tous les efforts des chirurgiens furent inutiles. Jean Gobert était condamné à ne plus revoir la lumière du jour. "Et pourtant, le mauvais sort qui le poursuivait ne cessa pas de s'acharner après lui: un événement se préparait qui devait mettre le comble à ses malheurs. "Tandis que Gobert était à l'hospice, la maison Varinard périclitait de plus en plus. Le patron--le beau Varinard, comme on l'appelait dans toute la ville--viveur et joueur, fréquentait plus volontiers les tripots que les ateliers de la fonderie. L'usine, livrée aux employés, marchait cahin-caha, à la va comme-je-te-pousse; les commandes n'étaient jamais livrées au jour fixé; si bien que, peu à peu, la clientèle, mécontente, s'éloignait. "Une catastrophe était imminente. "Elle se produisit alors que Gobert, sorti de l'hôpital depuis un mois à peine, n'avait touché qu'une très faible partie de la pension qu'on lui faisait à la fonderie. "Un matin, le bruit se répandit que Varinard avait d'une enjambée gagné la Belgique, laissant derrière lui un passif considérable. "Et nous vîmes venir les gens de justice. Ils emportèrent les livres et les papiers, mirent les scellés partout, fermèrent l'usine. Résultat: deux cents travailleurs sur le pavé, et notre pauvre aveugle à tout jamais privé du modeste subside qui lui assurait l'existence! "Cette fois, le coup fut trop dur pour lui: quand il se vit ainsi, seul, infirme et dénué de tout, il fut pris d'un si violent désespoir qu'on craignit un instant qu'il n'attentât à ses jours. "Pourtant, il n'eut pas trop à souffrir tout d'abord. On le fit profiter des subventions accordées aux ouvriers sans travail de l'usine Varinard. Mais cela ne devait durer toujours: il fallut aviser. "On pensa que, pour ne pas froisser son amour-propre, l'aumône qui le ferait vivre devait lui venir d'ouvriers comme lui, et voici comment on s'y prit: "Avec l'autorisation du patron, on construisit à l'entrée de la grande cour une logette en bois fermée de toutes parts, sauf du côté qui donnait sur la rue, et, cela fait, nous y conduisîmes notre aveugle, afin qu'il put y recueillir les bienfaits de la charité publique. "Ah! ce ne fut pas chose commode de l'y décider. "--Mendier! disait-il avec des sanglots dans la voix, il va donc falloir mendier! "Nous lui fîmes comprendre qu'il n'y avait point de déshonneur à recevoir l'aide de ses camarades, et, pressé par la nécessité, rouge de honte, il se laissa emmener. "Il ne voulut pas, d'ailleurs, demeurer inactif; avec des fils d'acier et de laiton que nous lui portions, il travaillait à tâtons tout le long du jour, faisant des chaînettes et de menus objets qu'il vendait aux passants. "Mais c'est surtout des ouvriers de la chaudronnerie Van Helmen et des usines environnantes que lui arrivait le secours le plus efficace; pas un de nous, les jours de quinzaine, ne fût entré à l'estaminet pour boire une canette ou n'eût regagné son logis avant d'avoir porté son obole au travailleur aveugle et malheureux. "Ainsi, Jean Gobert put vivre à l'abri du besoin pendant la plus grande partie de l'an dernier. "Vint l'hiver. Vous savez s'il fut rude et terrible pour les pauvres gens! Gobert, immobile dans sa guérite, transi de froid, grelottant du matin au soir, lui qui naguère vivait dans le brasier des forges, ne résista pas aux températures du mois de décembre. Pris d'un accès de bronchite, il dut rester dans sa chambrette et garder le lit. "Nous crûmes parer au contre-temps en plaçant sur la planchette de la petite loge un tronc avec cette inscription: "_N'oubliez pas le pauvre aveugle qui est malade!_ "Mais, en plein hiver, pense-t-on à s'arrêter dans les rues pour lire des pancartes?... "Les recettes étaient pitoyables et l'aveugle cloué sur son grabat, se désolait en voyant venir le premier de l'an et en songeant à toutes ces journées de réjouissances et de charité. "Que faire?... "Nous ne savions à quoi nous résoudre, quand un secours inespéré nous arriva. "Dans une mansarde voisine de celle de Gobert habitait une pauvre fille orpheline, dentellière de son état, qui, touchée du malheur de l'infirme s'était généreusement proposée pour lui donner des soins. Courbée sur son carreau à dentelles, elle endormait notre malade au cliquetis de ses fuseaux, lui préparait des tisanes, lui donnait ses potions et veillait sur lui avec un inaltérable dévouement. Elle avait entendu les plaintes de l'aveugle, vu notre embarras. Elle me prit à part: "--Si j'y allais, moi, demander l'aumône pour lui? "--Vous feriez cela?... "--On peut toujours essayer! "Le lendemain, dès le matin, elle était à son poste, et, tout le jour, de ses doigts bleuis, elle tressa sa dentelle en plein air, interrompant son travail de temps à autre pour implorer l'aide des passants. "--C'est pour le pauvre aveugle qui est malade! disait-elle; "n'oubliez pas le malheureux!" "L'infortune, quelque intéressante qu'elle soit par elle-même, ne perd jamais rien quand une voix douce et deux jolis yeux sollicitent pour elle; les sous affluèrent, et la brave fille rentra le soir, toute joyeuse, apportant le produit de sa collecte. "--Si je vous ai abandonné aujourd'hui, dit-elle à Gobert, en versant les sous sur la table, c'était pour me faire votre demoiselle de comptoir, et comme je n'ai pas trop mal réussi, je recommencerai demain et tous les autres jours, jusqu'à ce que vous soyez guéri! "Les recettes montèrent encore les jours suivants. L'histoire du dévouement de la jeune dentellière s'était répandue dans tous les ateliers; des patrons d'usine, qui l'avaient entendu conter, passèrent par là tout exprès, et le soir, on trouva des pièces blanches et même un ou deux louis d'or mêlés aux humbles gros sous des travailleurs. Si bien que Gobert, enfin guéri de sa bronchite, se trouva, pour la première fois de sa vie, à la tête de quelques économies. "Comme dans les contes du temps passé, la fortune lui était venue en dormant. "La fin de l'histoire, vous la devinez sans peine. "Ces deux braves cœurs s'étaient compris, et il advint que la reconnaissance fit naître l'amour. Un beau lundi, Gobert et son amie nous arrivèrent à l'estaminet du Vieux Pèlerin. Le garçon était tout ému: "--Camarades, déclara-t-il, voilà de quoi il s'agit: on s'aime bien tous les deux, on voudrait se marier et on vient vous demander d'être de la noce; voulez-vous?... "Si on voulait? ah! saprebleu!... "Le lendemain je racontai la chose à l'atelier. On résolut que tout le monde en serait. M. François Van Helmen lui-même, le grand patron, prétendit contribuer à l'éclat de la cérémonie. Il a obtenu de la mairie que le mariage se fasse un jour de fête, pour ne pas troubler les travaux de l'usine. En outre, c'est lui qui offre le repas de noces, et tout à l'heure il viendra présider le banquet préparé pour nous dans les salles de danse du Moulin-Galant, là-bas au fond de l'Esplanade: trois cents couverts, pas un de moins!" * * * * * --Donc, conclut mon interlocuteur, voilà pourquoi vous nous voyez tous ici ce matin: nous avons voulu, avant de nous mettre à table, donner une preuve d'amitié à notre camarade, un témoignage d'admiration à sa femme et leur faire une escorte d'honneur à la mairie et à l'église le jour de leur épousailles. Et cela dit, le vieil ouvrier remplit une dernière fois les verres. --A la santé de la mariée, monsieur! --A la santé de la mariée! Nous sortîmes. Au même instant, la noce quittait la mairie; Jean Gobert et sa femme radieux et fiers, prirent la tête du cortège. Le vieux contre-maître me serra la main et rejoignit les ouvriers qui, par files de quatre, se mirent en route, d'un pas rythmé, derrière les nouveaux époux. Et tandis que je m'en allais, tout songeur, commentant en mon esprit ce bel exemple de solidarité, de loin en loin m'arrivait encore, poussé par trois cents poitrines vigoureuses comme des soufflets de forge, le joyeux cri des travailleurs: --Vive la mariée! POUR LE RUBAN. PAR MONTJOYEUX. Dans la petite commune de Nançay, en Sologne, vivait un brave homme du nom d'Olivier Folichon. Il y vivait sans rien faire, d'une pension de neuf cents francs que lui servait le gouvernement. Cette double qualité de retraité et de bourgeois sans métier lui avait d'emblée conquis le respect. A la campagne, si médiocre que soit votre revenu, du moment que vous n'exercez aucun emploi, que vous ne travaillez pas à la terre et que vous émargez à titre d'ancien fonctionnaire, vous attirez l'attention et commandez l'estime. Dans les premiers temps, Folichon restait à l'écart et ne fréquentait personne. Il demeurait confiné dans la masure que lui avait louée Mme Crétu, épicière-mercière-aubergiste, sans chercher à pénétrer dans ce milieu villageois hermétiquement fermé à quiconque n'est pas du pays. Tout étranger, à plus forte raison tout Parisien, y est considéré comme un intrus dangereux. Allez dire aux Solognots qu'un Parisien est leur compatriote: s'ils ne vous répondent pas que vous mentez, c'est qu'ils n'oseront pas; mais soyez sûrs qu'ils le pensent. Seule, votre inscription sur la feuille des retraites a chance de vous protéger contre l'ostracisme traditionnel. Donc, à son arrivée, le nouvel habitant servait de sujet de conversation aux clients de l'auberge. --Quel est donc cet homme-là? demandait l'un. --Je ne sais point, répondait un autre. --Ce sont de ces gens qu'on ignore d'où ça vient, qui arrivent chez nous sans rien dire, et puis on apprend après qu'il s'est passé des choses.... Mais la mère Crétu piaillait: --Qu'est-ce que vous dites, Sosthènes? Le connaissez-vous, ou ne le connaissez-vous pas, cet homme-là? --Quant à dire que je ne le connais pas, je le connais, puisque je l'ai vu; mais maintenant pour dire que je le connais autrement, je ne le connais point.... --Alors, ce sont des méchancetés.... Ce n'est pas un gars comme vous, bien sûr, qui n'a jamais su faire grand'chose; c'est un homme éduqué, qui s'appelle M. Folichon et qui était fonctionnaire à Paris; la preuve, c'est que l'instituteur qui tient les écritures à la mairie me l'a dit, et que le gouvernement lui fait des rentes; il ne faut pas voir partout des malintentionnés. Elle ajouta, comme argument décisif: --C'est un homme bien honnête qui m'a payé ma location sans marchander, et qui porte un ruban tricolore à sa boutonnière.... --Pour ça, sûr, c'est vrai, fit un consommateur. Je l'ai vu ce matin, et je lui ai dit bonjour, et il a même ôté son chapeau.... --Là! Vous voyez, s'écria la mère Crétu, que c'est un brave homme?... Sosthènes se défendit. Si M. Folichon portait un ruban, dame! ce n'était pas le premier venu. Seulement, il fallait connaître les gens. A présent qu'on l'avait renseigné, ça lui suffisait et il n'avait pas de raisons de lui en vouloir. --Et pas fier! reprit celui qui avait vu le ruban tricolore. Il répond au salut de tout le monde.... --Mais, demande encore Sosthènes, qu'est-ce que c'est que cette décoration-là? Après une minute de silence embarrassé, la voix de la mère Crétu glapit de nouveau: --Ça se donne à ceux qui ont sauvé le drapeau.... Dans le fond, un vieux de la vieille se leva, ôta son bonnet. Puis tous se découvrirent l'un et l'autre. Olivier Folichon pouvait dès lors circuler dans le bourg; il ne devait plus récolter que des hommages et des marques d'amitié. A partir de ce jour, quand il entrait à l'auberge boire un coup chez sa propriétaire, les langues s'arrêtaient, les verres s'immobilisaient dans les mains, les visages prenaient un air recueilli, comme à l'église au moment de l'élévation, et personne ne buvait avant que le sauveur du drapeau n'eût donné le signal en disant: --A la vôtre, messieurs!... La considération dont il se sentait entouré finit par le gonfler d'estime pour lui-même. Il ne marchait plus comme auparavant; ses pas étaient mesurés, majestueux; sa tête se relevait de noble façon. Et sa modestie disparue ne s'étonnait point des hommages qu'elle attribuait au simple sentiment de la justice. Il devenait la curiosité de Nançay. On en parlait comme on parle d'un monument historique, et le village s'enorgueillissait de le posséder. Quand des touristes, des bicyclistes passaient et demandaient à la mère Crétu s'il y avait, dans la localité, quelque ruine à visiter, quelque vieux moellon à gratter: --Non, répondait-elle, mais nous avons ici M. Folichon, celui qui a sauvé deux drapeaux.... Ce qui ajoutait un rayon de plus au glorieux souvenir évoqué et consacré par le ruban tricolore, c'était l'espèce de mystère qui planait sur le fait d'armes d'antan. Chaque fois que la curiosité avait essayé d'y toucher: --Laissez donc! interrompait Folichon. Cela ne vaut pas la peine qu'on en parle; j'ai fait mon devoir, ni plus ni moins.... Et les Solognots, bien que déçus, n'en admiraient que davantage leur héros. Sa réputation, franchissant l'enceinte du bourg, était parvenue jusqu'au château des Ebéniers où résidait, pendant les chasses, le comte Oscar de la Nèfle, gentilhomme périgourdin, hospitalier et sans morgue, quoiqu'il se vantât sans sourire de porter un des plus beaux noms de France. Les nobles oreilles du comte avaient recueilli quelques vagues rumeurs au sujet du pensionné de l'Etat, et il s'était enquis auprès de son garde-chef, pour supplément d'édification. --C'est, dit le garde sans hésiter, un ancien militaire qui touche une rente du ministre de la Guerre, pour avoir sauvé son régiment en 70.... --Palsembleu! s'exclama le comte qui avait lu Ponson du Terrail et le relisait encore, allez de ce pas me quérir ce preux capitaine et lui dire qu'il me tarde grandement de lui donner l'accolade.... Folichon fut admis à l'honneur de toucher la main du dernier des Nèfles. --Contez-moi donc, mon brave, en quelle occurrence vous sauvâtes... --Oh! monsieur le comte, cela ne vaut pas la peine qu'on en parle; j'ai fait mon devoir, ni plus ni moins.... Le comte Oscar n'insista point, par discrétion, et garda la meilleure impression de l'entrevue. Et il répétait à chacun de ses invités: --Voilà un homme vraiment brave, vraiment modeste.... Il ne m'a pas dit un mot de son acte d'héroïsme. Saluons-le, messeigneurs, car la race de ces gens-là va s'éteignant.... Le châtelain cessa de l'appeler "le père Folichon" et lui donna du "Monsieur" gros comme le bras. Il se constitua son panégyriste; il raconta partout la légende du régiment arraché au désastre, légende sortie toute radieuse de son cerveau. A Paris, tous ses amis connurent par le détail l'histoire du 38e dragons, miraculeusement soustrait à la boucherie, et pour les décider à venir se raser aux Ebéniers, il leur promettait la vue du héros en chair et en os. Peu à peu, sous l'effort de l'imagination gasconne, il s'écrivit en la mémoire de toute une bande de hobereaux, qui la propageaient fièrement chez leurs fermiers et parmi la valetaille, une page nouvelle et consolante à intercaler dans l'épopée de nos défaites. Le Périgord entier s'enthousiasma pour les prouesses de celui qu'il nommait Olivier, comme il eût dit Bayard. Et le jour vint où la légende, retour du Midi, s'implanta dans les pays de Vierzon, de Romorantin, de Sancerre, de Saint-Amand et de Bourges, légende définitive dans laquelle Folichon, tout seul, délivrait un corps d'armée et manquait de capturer l'empereur d'Allemagne. Il n'y eut bientôt qu'un cri dans le Cher, justement en proie aux ardeurs d'une campagne électorale: "Comment une République qui se respecte se croit-elle quitte envers le plus dévoué de ses enfants, en lui accordant une simple médaille de sauvetage?" Ce fut un tollé de réprobation générale. Chacun des candidats, en un style approprié, prit Folichon pour tremplin. Chacun jura d'employer son influence à le faire décorer de la Légion d'honneur. Le rallié et le conservateur s'y engagèrent solennellement dans leur profession de foi. Cependant le radical, qui ne semblait pas disposer de la Grande-Chancellerie, s'avisa de tirer au clair les titres du vieux combattant devenu sa bête noire. Il n'eut pas de peine à voir aboutir sa petite enquête, et un beau matin on put lire, dans les quarante-trois communes de sa circonscription, un placard libellé en ces termes: "Le nommé Folichon (Olivier), autour duquel la réaction mène un tel tapage, est un ancien employé de l'octroi de Paris, retraité et pensionné après trente ans de loyaux services. "Etant d'inspection réglementaire quai de Bercy, le 7 juillet 1875, à deux heures de relevée, il aperçut un ivrogne, lequel, étendu à plat ventre, les lèvres à fleur d'eau, cherchait à boire. Il l'a tiré par les pieds, ramené au poste et fait dégorger tout son saoul. "A cette occasion, sur un rapport motivé, le nommé Folichon (Olivier) s'est vu décerner la médaille de sauvetage, dont il porte le ruban à l'heure qu'il est." Ceux de Nançay n'en pouvaient croire leurs yeux. --Alors, c'est la vérité, ce qu'il y a d'écrit sur l'affiche? interrogea la mère Crétu dont la voix tremblait. --Mais oui, répondit le foudre de guerre qui avait failli prendre au collet l'empereur d'Allemagne. Et, toujours modeste, il ajouta: --Est-ce que je vous ai jamais dit le contraire? PAROLE D'HONNEUR. PAR JEAN DU RÉBRAC. Ce n'était encore qu'un enfant de seize ans, et, cependant, on allait le fusiller. La compagnie de fédérés à laquelle il appartenait venait d'être mise en déroute par l'armée de Versailles. Pris les armes à la main, en même temps qu'une dizaine de ses camarades, il avait été amené avec eux au poste de la mairie du XIe arrondissement. Frappé de sa jeunesse et de l'étonnante sérénité de sa physionomie, le commandant avait donné l'ordre de surseoir à son égard, et de le garder à vue pendant qu'on allait procéder, au pied de la barricade voisine, à l'exécution de ses compagnons. Apprenti typographe, au moment où le démon de la guerre vint s'abattre sur la France, il vivait tranquille et heureux entre son père et sa mère, de paisibles travailleurs qui ne s'occupaient pas même de la politique. Dès le début, les Prussiens avaient tué son père. Les privations du siège, les longues stations à la porte des bouchers et des boulangers, les pieds dans la neige et dans la glace, avaient couché sa mère sur le triste lit de misère, où elle se mourait lentement. Un jour qu'il était allé, comme tant d'autres, au risque de se faire tuer, cueillir des pommes de terre dans la plaine Saint-Denis, en rampant sur la terre profondément durcie par la gelée, une balle prussienne était venue lui fracasser une épaule. Plus tard, un peu pour manger, un peu par crainte, il avait cru devoir s'enrôler dans l'armée de la Commune. Comme beaucoup de ses camarades, il n'avait marché qu'à regret. Il n'avait pas du tout le cœur à cette lutte fratricide. Et, maintenant, sur le point de payer de sa vie un concours de fatalités inexorables, il se félicitait au moins de n'avoir pas une seule mort à se reprocher. Il en était bien sûr, et pour cause. Pourtant, qu'il eût tué, ou non, on allait lui ôter la vie. Cela lui donnait une bien triste idée de la logique des choses. Aussi, lui importait-il fort peu maintenant de vivre, ou de mourir. Ce qu'il avait vu, ce qu'il avait souffert en quelques mois, lui causait une réelle épouvante de la vie. Certes, il lui était pénible de quitter, au milieu de ce monde méchant, sa bonne mère qu'il aimait tant; mais il se consolait un peu en pensant que, très probablement, elle n'avait plus elle-même bien longtemps à souffrir. Quand il l'avait quitté, il y avait déjà quatre jours, elle était fort affaiblie. "Mon pauvre enfant," lui avait-elle dit, "embrasse-moi bien, car j'ai le pressentiment que je ne te reverrai pas." Ah! pensait-il, si on voulait bien avoir confiance en lui, si on consentait à lui donner une heure de liberté; il courrait auprès d'elle, et il reviendrait de lui-même, se remettre aux mains de ceux qui paraissaient avoir soif de son sang. Il en donnerait sa parole d'honneur, et il la tiendrait. Pourquoi manquerait-il à sa parole? Il en était là de ses funèbres réflexions quand, soudain, le commandant, suivi de plusieurs officiers, s'approcha de lui. --A nous deux, maintenant, mon gaillard. Tu sais ce qui t'attend? --Oui, mon commandant, et je suis prêt. --Vraiment! si prêt que cela? Tu n'as donc pas peur de la mort? --Moins peur que de la vie. J'ai tant vécu depuis six mois, et j'ai vu tant de si vilaines choses que la mort me paraît belle et désirable à côté de la vie. --N'empêche que si je te donnais tout de suite à choisir, tu n'hésiterais pas un instant. Si je te disais: "Prends tes jambes à ton cou, et fiche-moi le camp," ce serait vite fait, hein? mon bonhomme; et l'on ne te reverrait pas ici? --Eh bien, mon commandant, essayez-en. Pour la rareté du fait, mettez-moi à l'épreuve. La chose en vaut la peine. Un de plus ou de moins à fusiller, peu vous importe. Une heure de liberté, pas plus. Vous verrez si je serai exact au rendez-vous, et si la mort me fait peur. --Oui da! tu n'es pas bête, mais tu me crois un peu trop naïf. Une fois libre, loin d'ici, tu reviendrais comme ça, bonnement, te faire fusiller, du même pas que tu irais à un rendez-vous d'amour? Ce serait en effet singulier, mais ce n'est pas à moi que tu feras accroire ça. --Ecoutez, mon commandant, vous ne me paraissez pas méchant. C'est que, sans doute, vous avez eu une bonne mère. Cette mère, vous l'aimez certainement par-dessus tout. Si, comme moi, vous étiez sur le point de mourir, votre dernière pensée serait pour elle. Vous béniriez celui qui pourrait vous donner la suprême consolation de la presser sur votre cœur une dernière fois. Eh bien! mon commandant, faites pour moi ce que vous souhaiteriez qu'on fît pour vous. Accordez-moi une heure de liberté pour aller embrasser ma mère, et je vous donne ma parole d'honneur de revenir ensuite me remettre entre vos mains.... Pendant que le jeune homme parlait, le commandant allait et venait, en tourmentant sa moustache, et en faisant de visibles efforts pour repousser l'émotion qui l'envahissait. "Ma parole," murmura-t-il, "ce gamin-là parle comme un chevalier d'autrefois." Tout à coup, il s'arrêta en face de son prisonnier, les sourcils froncés, la figure sévère: --Comment t'appelles-tu? --Victor Oury. --Ton âge? --Seize ans le 15 juillet prochain. --Où demeure ta mère? --A Belleville. --Pourquoi l'as-tu quittée? Pourquoi as-tu suivi les fédérés? --Il fallait bien manger. Puis des camarades, des voisins, menaçaient de me fusiller si je ne marchais pas avec eux. Ils disaient que j'étais assez grand pour faire mon devoir. Ma pauvre mère eut peur et me conseilla, en pleurant, de faire comme les autres. --Tu n'as donc plus ton père? --Il a été tué. --Où cela? --Au Bourget. --Eh bien! c'est entendu, dit le commandant d'un air solennel, après avoir un moment réfléchi, tu vas aller embrasser ta mère. Tu m'as donné ta parole d'honneur d'être ici dans une heure. C'est bien. Moi, je te donne jusqu'à ce soir. Allons! file! Il partit comme un trait. Vingt minutes plus tard, il frappait à la porte de sa mère. La voisine qui la soignait vint lui ouvrir. En l'apercevant, elle poussa une exclamation de joyeuse surprise. Tout le monde le croyait mort. Il voulut se précipiter dans la chambre de sa mère. La femme l'arrêta. --N'entre pas, lui dit-elle à voix basse. Ta mère repose. Impatient, il n'entendait qu'à moitié ce que la brave femme lui disait. Il crut percevoir un faible appel de son nom. Aussitôt, il se dirigea, sur la pointe des pieds, vers le lit de sa mère. Il ne s'était pas trompé; la malade avait les yeux grands ouverts. --Victor! s'écria-t-elle d'une voix affaiblie. En même temps, sans proférer un mot, son fils tombait dans ses bras. Alors, ce jeune homme que nous avons vu jusqu'ici indifférent, impassible, devant la mort, ne peut plus que sangloter. Dans les bras de sa mère, il redevient un enfant, il a peur, il se désespère. La pauvre femme, à qui le contact de son fils semblait rendre toutes ses forces, essayait en vain de le consoler. "Pourquoi pleurer ainsi, mon enfant bien-aimé?" lui disait-elle. "Je ne veux plus que tu me quittes. Tu n'as donc plus rien à craindre. Tu vas jeter à la rue ce costume de malheur que je ne veux plus voir. Moi, je vais me dépêcher de guérir. Je me sens déjà beaucoup mieux depuis que tu es là.... Tu vas te remettre au travail, et tu ne tarderas pas à être tout à fait un homme. Bientôt, le passé ne sera plus pour nous que comme un épouvantable rêve que le temps finira par nous faire oublier." Elle embrassa à plusieurs reprises son cher désespéré, puis elle laissa retomber sa tête fatiguée sur l'oreiller, et s'abandonna à une méditation pleine de confiance en l'avenir. Immobile, presque honteux de sa défaillance, le malheureux jeune homme s'efforçait silencieusement à se ressaisir. Quand il releva la tête, se jugeant de nouveau plus fort que la mort, il vit que sa pauvre mère, cédant à la douce réaction qui résultait de la joie et de la quiétude qu'elle éprouvait, s'était endormie profondément. Cela acheva de lui rendre toute son énergie. Peut-être la Providence avait-elle voulu lui faciliter ainsi l'accomplissement de son devoir, et lui éviter une scène de désolation plus déchirante que la première. Il résolut d'en profiter en s'éloignant sur-le-champ. Il effleura d'un long baiser le front de sa bonne mère, la contempla encore quelques instants pendant qu'elle semblait lui sourire, puis il sortit précipitamment de la chambre et s'en alla, aussi vite qu'il était venu, sans regarder autour de lui, sans voir personne. --Comment! déjà? fit le commandant stupéfait. --Est-ce que je ne vous avais pas donné ma parole? --Sans doute, mais il me semble que tu t'es bien pressé. Sans manquer à ta parole, tu aurais pu rester un peu plus longtemps auprès de ta mère. --Ma pauvre mère!... Après une scène de larmes où j'ai senti un moment mon courage m'abandonner, larmes de joie pour elle, larmes de désespoir pour moi, elle s'est endormie d'un sommeil si profond, si calme, si heureux que je n'ai pas eu la force d'attendre son réveil pour la quitter à jamais. Elle s'était endormie en songeant avec bonheur que je ne me séparerais plus d'elle. Qui sait si, au dernier moment, je n'aurais pas faibli? Maintenant, mon commandant, je n'ai plus qu'une prière à vous faire, c'est d'en finir avec moi le plus vite possible. Le commandant observait ce jeune homme avec étonnement, et malgré lui, ses yeux se mouillaient de pitié et d'admiration. --Et si je te faisais grâce? --Eh bien, mon commandant, je l'accepterais avec plaisir, parce qu'en même temps vous feriez grâce à ma pauvre mère. --Allons! tu es décidément un brave garçon, et tu ne méritais pas de tant souffrir. Tu peux t'en aller.... Auparavant, viens que je t'embrasse.... Bien. Maintenant, sauve-toi, et vivement. Va rejoindre ta mère, et aime-là toujours bien. En même temps, le bon commandant prenait le jeune homme par les épaules, et le poussait doucement dehors. --C'eût été vraiment dommage, dit-il à ses officiers en se retournant. Victor ne courut pas, il vola à Belleville. Heureusement sa mère dormait toujours, mais d'un sommeil qui semblait péniblement agité. Il n'osait pas la réveiller, pourtant il aurait bien voulu l'embrasser et lui faire partager sa joie. Tout à coup, elle se dressa en criant: --Victor!... mon enfant!... grâce!... grâce!... Ah! tu es là, fit-elle en s'éveillant. C'est bien toi? En même temps elle le palpait et le serrait alternativement dans ses bras tout en le couvrant de baisers.--Ah! mon pauvre enfant!... mon cher enfant!... finit-elle par dire, je rêvais qu'on allait te fusiller. C'eût été, en effet, grand dommage qu'on l'eût fusillé, ce petit communard malgré lui, car il est aujourd'hui l'un des officiers les plus distingués de notre armée d'Orient.